
La Corne de l’Afrique est envahie par des nuages de plusieurs milliards d’insectes. Pour les combattre, l’Ouganda a mobilisé ses militaires. À leur tête, le général Samuel Kavuma, qui mène l’offensive.
Assis à une table en plastique dans le jardin de l’hôtel Timisha de Soroti, dans l’est de l’Ouganda, le général Samuel Kavuma, âgé de 59 ans, tire sur sa cigarette, les yeux rivés sur son portable, qui n’a pas arrêté de sonner au cours de l’heure passée. Kavuma est une personnalité dans l’armée depuis quarante ans, il s’est battu contre le groupe rebelle de l’Armée de résistance du Seigneur [la LRA, en guerre contre le régime de Museveni dès 1988 et dont le chef, Joseph Kony, est toujours recherché par la CPI pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité]. Et il vient d’être bombardé “commandant des criquets”, chargé de diriger les opérations contre la pire invasion de criquets qu’ait connue le pays depuis des décennies.
Des nuages de plusieurs milliards de ces insectes se sont abattus sur huit États d’Afrique de l’Est, arrivés du Yémen après avoir traversé la mer Rouge l’an dernier. Ils peuvent parcourir près de 150 kilomètres par jour et dévorent l’équivalent de leur poids en récolte. Les Nations unies ont averti que le volume des nuages de criquets risquait d’être multiplié par 500 d’ici juin, ce qui constituerait une terrible menace pour la région.
“Nous ne savions rien de ces créatures”
En riposte, l’Ouganda a déployé son armée. Si Kavuma ne sait pas pourquoi c’est à lui qu’on a confié cette mission, il considère en revanche les criquets comme un ennemi redoutable. “Quand nous avons commencé il y a deux semaines, nous ne savions pas grand-chose de ces créatures, reconnaît Kavuma. Aujourd’hui, je suis un spécialiste. Je comprends comment elles se comportent, la logique de leurs déplacements.”
Les criquets sont extrêmement mobiles, souligne-t-il. “[Mais] après 18 h 30, 19 heures, ils ne bougent plus, ils ne volent pas la nuit.” Ce qui lui donne le temps de lancer ses opérations. Entre 19 heures et 21 heures, Kavuma vérifie les renseignements fournis par les civils qui ont repéré des criquets autour de leur village, puis il déploie ses troupes. Des dizaines de soldats sont dépêchés en pleine nuit afin de répandre des pesticides avant le lever du soleil.
“Cette tâche s’effectue en deux phases. La phase numéro un consiste à tuer ces criquets adultes. Ils ne mangent pas beaucoup, mais ils pondent des œufs, explique-t-il. La phase deux consiste à cartographier les zones où ils se posent et où ils dorment. Après ça, nous allons entreprendre de localiser et d’identifier les lieux de ponte. Ensuite, nous détruisons les œufs.”
Kavuma dort moins de trois heures par jour. Il se couche vers 1 heure du matin et se lève dès 3 heures ou 4 heures, souvent pour prendre l’avion et se rendre sur le site de l’opération du matin. Il refuse de révéler le nombre d’hommes dont il dispose, mais les médias du pays parlent de 2 000 militaires. Début février, l’Ouganda a déclaré avoir prévu de consacrer la somme de 15 milliards de shillings ougandais (environ 3,75 millions d’euros) à la lutte contre les criquets. “J’ai assez de soldats pour faire le boulot. Je ne suis pas autorisé à vous dire combien, mais l’opération est un succès. Nous avons tué des millions de ces insectes”, affirme Kavuma, qui décrit certaines des actions de ses hommes comme des “massacres”.
Des centaines de soldats et de gardes forestiers
Le soleil n’est pas encore levé quand une de ces opérations débute dans le village de Biloyoro, dans le district de Kitgum, à plus de 200 kilomètres de la base de Kavuma. Une centaine de soldats et de gardes forestiers descendent en titubant de camions militaires. Mal réveillés, ils enfilent des tenues de protection – des pantalons et des vestes en plastique, des gants, des bottes et des masques. “Ils sont là, ils sont là”, crie un officier pendant que les soldats mélangent de l’eau et un pesticide qui contient du chlorpyrifos [un puissant insecticide] dans des seaux.
Toutefois, l’impact de ce produit suscite des inquiétudes à long terme. En 2015, le gouvernement Obama avait annoncé qu’il serait interdit car il semblerait qu’il ait un effet négatif sur le développement du cerveau de l’enfant. Une décision sur laquelle est revenu Trump. [L’Union européenne a décidé de son interdiction totale cette année] “C’est très puissant”, déclare un soldat. Kavuma, lui, assure que l’insecticide est “inoffensif”.
Les militaires se déploient dans la campagne, ils aspergent le sol, les récoltes et visent les arbres, car les criquets filent dans les airs autour d’eux. Les pulvérisateurs à moteur ne parviennent pas à atteindre les branches les plus hautes. “[Les soldats] travaillent, mais pour ça, c’est des avions qu’il leur faut, commente Omony Charles, un pilote de boda boda, un moto-taxi, qui vit non loin de là et assiste à l’opération. Les machines n’arrivent pas jusqu’en haut.”
Des insectes “complètement ivres”
“Ils sont assoupis, ils ne savent plus où ils sont, complètement ivres, rétorque un soldat, qui affirme que les criquets mettent du temps à mourir. Mais on n’a pas assez d’effectifs. Et on ne peut pas pulvériser assez haut, ils s’échappent.” D’autres militaires se plaignent que leurs masques ne fonctionnent pas, que leurs tenues de protection se déchirent et qu’ils sont épuisés. “Le transport, c’est un problème”, dit l’un d’eux. Il décrit les camions dans lesquels on les entasse afin de les transférer d’un endroit à un autre, et où ils sont si serrés qu’ils ne peuvent pas dormir. Les bidons de pesticides qu’ils portent dans le dos fuient et le produit leur coule sur les jambes quand ils le pulvérisent.
Abonyo Shantina, une paysanne de 40 ans, mère de six enfants, observe toute la scène. Elle se réjouit de la rapidité avec laquelle l’armée a réagi. Elle cultive du maïs, du sorgho, du millet et du coton, et elle redoute l’invasion des insectes. “On va souffrir, concède-t-elle. Je vais avoir du mal à trouver de quoi nourrir mes enfants.”
Charles Kama, un fonctionnaire de Kitgum âgé de 54 ans, conduit un camion-citerne d’eau nécessaire à l’opération. “Je crois que la guerre est déclarée, fait-il. Les criquets vont être vaincus parce que j’ai vu les efforts [de l’armée].”
“C’est une situation extrême, mais grâce à Dieu, nous allons la combattre méthodiquement”, déclare Abitegeka Gerald, un officier de l’administration ougandaise des réserves naturelles, assis à l’avant d’un camion militaire qui progresse dans les champs pour rejoindre une nouvelle position. Des criquets jaunes s’écrasent sur le pare-brise. Plus tard, debout au milieu de militaires qui aboient des ordres, il brandit un sac en plastique qui contient des criquets vivants. Il a l’intention de les offrir à ses supérieurs pour leur montrer que la mission a été accomplie.
Vers 10 heures du matin, l’opération ralentit. Du point de vue de Gerald, la matinée a été un “succès”, même si, au moment même où il parle, des nuées de criquets continuent de voler en cercle derrière lui. “En arrivant ici très tôt, on a veillé à en tuer le plus possible… On fait tout pour les chasser avant qu’ils se répandent dans tout le pays.” Pourtant, ajoute-t-il, ils ont besoin d’aide. “Sur le terrain, on n’est pas assez nombreux à se battre contre ces insectes. Vous avez vu les grands nuages, vous avez vu nos gadgets et notre équipement, c’est clair qu’il nous faut de l’aide.”
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