L’Afrique veut prendre la main dans les crises en Libye et au Sahel

Lors d’un sommet à Addis-Abeba, l’Union africaine entérine des « solutions africaines » pour faire entendre la voix du continent.

Le mot, dans la bouche de Smaïl Chergui, le commissaire à la paix et à la sécurité de l’Union africaine (UA), en dit long : face aux crises aiguës en Libye et dans les pays du Sahel, l’urgence est certes manifeste, mais le temps de la « réappropriation » de la situation par l’Afrique est venu. Après des années de marginalisation, le sommet de l’organisation panafricaine qui se tient à Addis-Abeba, en Ethiopie (du 21 janvier au 11 février), constitue un point de bascule à cet égard, estiment ses participants.

La voix du continent, à travers ses institutions et ses initiatives, commence à être entendue, après avoir été ignorée depuis le point de déclenchement initial, celui de l’intervention internationale en Libye de 2011. Lors de l’ouverture du sommet des chefs d’Etat, le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, invité au sommet, a ainsi tenu à faire amende honorable. « Je comprends parfaitement cette frustration, l’Afrique a été mise à l’écart concernant la Libye », a-t-il reconnu.

« Moralement, l’attitude de déni ne pouvait pas continuer, analyse Smaïl Chergui. Cela fait plus de huit ans qu’ils sont sur le dossier. Donc dénier à l’Afrique sa propre participation est inexplicable. Nous avons haussé le ton et signalé que cela pouvait mettre à rude épreuve la collaboration que nous avons avec eux. »

Un diplomate de l’Union africaine évoque l’avantage pour les Nations unies, à la peine sur certaines crises du continent (de la Centrafrique au Soudan du Sud), à intégrer l’aide de l’organisation panafricaine, de ses réseaux, de sa « sensibilité », pour tenter de résoudre les crises.

Car au-delà de la question de l’ONU, la Libye est le point de convergence de multiples facteurs. A la base, deux camps sont en guerre, celui du GAN (gouvernement d’accord national) de Faïez Sarraj, et celui de l’Armée nationale libyenne (ANL) du maréchal Khalifa Haftar. Puis se greffent de nombreux acteurs, à commencer par les puissances extérieures qui mènent en Libye une guerre par procuration. S’y ajoute enfin une profusion d’acteurs originaires des pays voisins et des groupes djihadistes.

Grand forum

 

Selon un rapport confidentiel de l’Union africaine, 21 000 combattants originaires de pays africains se trouvent actuellement engagés dans ce conflit. Ces hommes viennent du Soudan, mais aussi du Tchad, du Mali et du Niger. Certains groupes de ces pays sont présents, parfois, des deux côtés de la guerre. « A chaque instant, il peut y avoir 5 000 étrangers engagés en même temps dans les combats, note une source de l’UA, sans parler de l’influence ou de la présence des Russes, des Emiratis, des Turcs, des Syriens ou des Français. »

Face à cette situation, la trêve instaurée lors de la conférence qui s’est tenue à Berlin le 19 janvier ne constitue à ce stade qu’une ébauche de règlement. Les responsables africains y voient l’opportunité de mettre en œuvre leur propre action. D’abord, si un cessez-le-feu en bonne et due forme était signé, en prenant une part active à sa surveillance, sur le sol libyen. Une façon, donc, d’être présent physiquement dans le dossier. Dans un second temps, il s’agira de pousser le projet, jusqu’ici encore virtuel, d’un grand forum de réconciliation entre acteurs libyens. Ce forum a été tenu à bout de bras par le responsable du comité de haut niveau de l’Union africaine chargé du dossier, le président du Congo-Brazzaville, Denis Sassou Nguesso. Il faudra désormais veiller à le rendre « plus proactif », selon Smaïl Chergui, qui cite « un élément important qui pourrait tout changer » : le retour de l’Algérie.

« Ils sont en train de travailler rapidement, souligne le commissaire à la paix et à la sécurité de l’organisation, avec toute une gamme de scénarios. Ils pourraient, en cas de besoin, suppléer à l’insuffisance des Nations unies, servir de bouée de sauvetage si, de l’autre côté [l’ONU], on continue à chercher des solutions dans les ordinateurs. » En clair, cela signifie-t-il un possible déploiement de troupes algériennes en Libye ? Des pistes devraient être présentées dans les jours prochains. L’Algérie a aussi proposé d’héberger le dialogue entre les parties libyennes, confié jusqu’ici au président Sassou Nguesso.

« Embouteillage » d’initiatives

 

Ces perspectives, toutefois, se heurtent à la rapidité de possibles développements militaires en Libye. « La crainte est que les forces étrangères impliquées tablent sur une victoire militaire, purement et simplement », note une source africaine impliquée dans le dossier.

Mohamed Siyala, le ministre des affaires étrangères du GAN, n’exclut pas l’imminence de combats importants. Présent à Addis-Abeba, il a dit continuer à espérer « une bonne coordination » entre les acteurs extérieurs, mais en avertissant : « La trêve n’est pas respectée. Nous ne commencerons pas la guerre, mais, si les combats commencent, nous devrons protéger les civils, plus de trois millions de gens vivant à Tripoli. »

Concernant la perspective de voir un dialogue interlibyen amener toutes les parties à la même table, y compris les anciens responsables du temps de Mouammar Kadhafi, il gèle d’emblée la perspective : « Je ne vois pas d’inconvénient [à leur présence], mais ceux qui ont commis des crimes devront être jugés et condamnés. »

Le retour de l’Afrique peut-il avoir lieu aussi dans le processus engagé face à l’extension de l’aire d’influence des groupes djihadistes au Sahel ? Lors de l’ouverture d’une réunion du Conseil de paix et de sécurité, Ismaël Omar Guelleh, le président djiboutien, avait pointé du doigt « l’embouteillage » des initiatives sur la région et le besoin de chercher une « stratégie unique ». Pendant ces débats, son homologue tchadien, Idriss Déby, s’est aussi employé à convaincre ses pairs de l’imminence du danger qui menace de s’étendre. Là encore, une initiative africaine est en cours de finalisation, sur la base d’un effort en matière de contributions en armes et en troupes du continent, pour appuyer les pays du Sahel. Une autre « réappropriation ».

 

 

 

Jean-Philippe Rémy

(Addis Abeba, envoyé spécial)

 

 

Source : Le Monde

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