Bryan Stevenson, l’avocat des condamnés à mort afro-américains

Depuis trente ans, il consacre sa vie à la défense des détenus noirs. Son combat fait l’objet d’un film, « La voie de la justice », avec Michael B. Jordan et Jamie Foxx, en salle le 29 janvier.

Longtemps, il s’est envisagé comme un simple homme de l’ombre. Un avocat anonyme dont l’effacement et l’extrême discrétion étaient au service d’une cause beaucoup plus noble : défendre des détenus noirs, mineurs pour la plupart, condamnés à mort, et leur permettre d’échapper à la chaise électrique. Cette mission, Bryan Stevenson se l’était fixée pendant ses études de droit à Harvard, où il obtint son diplôme en 1985.

Sur les bancs de la fac, le jeune homme, venu du très raciste Etat du Delaware, avait été frappé par le décalage entre l’enseignement et la grande question qui le préoccupait : la place des Noirs aux Etats-Unis, ou plutôt leur absence de place. « C’était mon urgence, mon seul horizon. » Cet horizon n’a jamais changé. Mais Bryan Stevenson, et la cause dont il est devenu l’un des symboles, ont pris une place centrale dans la société américaine des années 2010, notamment avec l’installation d’un président noir à la Maison Blanche entre 2009 et 2016.

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Lui-même est devenu une vedette après la publication, en 2014, de son livre de mémoires, Just Mercy : a Story of Justice and Redemption, inédit en France, qui a figuré durant plus d’un an en tête de liste des meilleures ventes aux Etats-Unis. Une notoriété qui fait de Bryan Stevenson un invité régulier de la célèbre animatrice Oprah Winfrey, une figure publique. Et aujourd’hui, voilà que, en plus d’être une personnalité médiatique, l’avocat de 60 ans devient un personnage de cinéma.

Coupable idéal

 

Le film La Voie de la justice, de Destin Daniel Cretton (en salle le 29 janvier), est le récit d’un de ses plus célèbres faits d’armes : l’acquittement en 1993 de Walter McMillian, un ouvrier de Monroeville, en Alabama, injustement condamné à mort pour meurtre. Dans le rôle de McMillian, la star de Django Unchained, Jamie Foxx. Et dans celui de Bryan Stevenson, Michael B. Jordan, l’un des acteurs les plus en vue du moment, remarqué dans la série Friday Night Lights, et devenu la vedette de Creed et de Black Panther.

A l’écran, le comédien, à la musculature imposante, apporte une corpulence que l’avocat, avec son corps fluet, ne possède pas. « Je suis avocat, lui est star de cinéma », résume ce dernier. Avant de préciser : « Mais notre couleur de peau fera toujours de nous des cibles lors d’un contrôle policier. Ce que le film met en scène quand mon personnage se trouve arrêté au milieu de la nuit pour un simple et inutile contrôle d’identité. Peu importe que vous soyez journaliste, professeur, artiste, vous devez vous battre pour lutter contre les préjugés associés à votre race. »

Le cas McMillian est l’exemple parfait de cette injustice. Cet ouvrier d’Alabama avait été condamné à la prison à perpétuité pour le meurtre d’une jeune femme – alors que tous les éléments de l’enquête l’en disculpaient. « Dans ce cas, ce Noir constituait un coupable idéal. Tout le monde fantasmait sur sa culpabilité », se souvient l’avocat. Lors de son procès, en 1988, le juge avait annulé la peine de perpétuité décidée par le jury pour la transformer en peine capitale – une disposition controversée de l’Etat d’Alabama permettant à un juge d’aggraver la décision d’un jury.

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MacMillian avait passé six ans dans le quartier des condamnés à mort avant que Stevenson parvienne à prouver l’innocence de son client et obtenir une décision du tribunal reconnaissant qu’il avait été condamné à tort. « Trois choses avaient amené à cette situation : la pauvreté, dans un pays qui vous traite mieux si vous êtes riche et coupable que pauvre et innocent. La race, un héritage de l’esclavage. Et enfin un dernier facteur : l’absence de responsabilité de notre police et de notre système judiciaire, ceux-ci ne payant jamais les conséquences de leurs erreurs. Il n’y a pas de sanctions pour une injustice flagrante. »

Jugements hâtifs

 

Ces préjugés, il n’a fait que les attaquer, les sonder, là où ils s’expriment le plus, au cœur de la tourmente qu’il n’a jamais quittée depuis ses débuts. A 29 ans, en 1989, il accepte une proposition du Southern Center for Human Rights, une organisation financée par le Congrès pour assister les détenus condamnés à la peine capitale, d’aller s’installer à Montgomery dans l’Alabama. Au moment d’atterrir dans cette ville, lieu-clé de l’histoire de la ségrégation et du mouvement noir, le jeune homme avait connu un sentiment d’épiphanie. L’idée que la tâche d’une vie ne s’affranchirait jamais du lieu qu’il s’apprêtait à découvrir.

Lors du tournage de « La Voie de la justice », qui s’attache à l’une des premières grandes affaires défendues par Bryan Stevenson. Michael B. Jordan (à droite) incarne l’avocat.
Lors du tournage de « La Voie de la justice », qui s’attache à l’une des premières grandes affaires défendues par Bryan Stevenson. Michael B. Jordan (à droite) incarne l’avocat. Warner Bros. Entertainment Inc. Tous droits réservés

 

L’Alabama n’était pas un endroit comme les autres. Quand il s’y installe, l’Etat concentre à lui seul un quart des exécutions capitales américaines. Et le mouvement des droits civiques n’a pas pu tout effacer dans la ville de Rosa Parks. « Si vous voulez aider les plus vulnérables, estime l’avocat, il faut aller là où les besoins sont les plus importants. Dans d’autres Etats, il y avait des institutions qui fonctionnaient, comme en Floride ou en Caroline du Sud avec une organisation pour s’occuper des gens dans le couloir de la mort. Même en Géorgie, dans le Mississippi, ou au Texas, des avocats étaient très actifs. Mais dans l’Alabama, rien. »

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Cinq ans plus tard, en 1994, quand les Républicains remportent les élections de mi-mandat, l’une de leurs premières décisions est de couper les crédits alloués aux avocats commis d’office. Condamnant, de fait, nombre d’inculpés à des jugements hâtifs. Bryan Stevenson crée, avec une bourse de 300 000 dollars de la Fondation MacArthur, l’institution qui deviendra l’œuvre de sa vie, Equal Justice Initiative. Son objectif : mettre fin à l’incarcération de masse et aux sanctions excessives aux Etats-Unis, en contestant l’injustice raciale et économique et en protégeant les droits les plus élémentaires des populations vulnérables. Stevenson finance pour cela une équipe d’avocats chargés de défendre les détenus noirs condamnés à mort ou à perpétuité.

Injustices d’hier et d’aujourd’hui

 

Aujourd’hui encore, ses bureaux sont installés sur Commerce Street à Montgomery, là où, autrefois, se négociait la traite des Noirs, et à quelques encablures d’un port situé sur la rivière Alabama où accostaient les bateaux négriers. Après des recherches, Bryan Stevenson prend conscience que, à l’emplacement de son immeuble, près de 200 licences de commerce furent accordées à des esclavagistes entre 1848 et 1860. Il a réussi à inverser la mémoire de ce lieu en obtenant, sur trente ans, réparation pour plus de 120 personnes reconnues coupables à tort, ou illégalement condamnées à mort en Alabama.

A quelques pâtés de maisons du siège de son organisation se dresse le National Memorial for Peace and Justice, imposant monument en hommage aux plus de 4 000 Noirs lynchés dans le Sud des Etats-Unis, entre 1877 et 1950, et dont il a initié l’érection, s’inspirant du Mémorial aux Juifs assassinés d’Europe à Berlin et du Musée de l’Apartheid à Johannesburg.

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Aux injustices d’hier, il confronte celles d’aujourd’hui. « Nous sommes devenus indifférents à ce qui se passe chez nous : notre population carcérale est passée de 300 000 en 1972 à 2,2 millions aujourd’hui, nous affichons le taux d’incarcération par habitant le plus élevé au monde, et cela ne dérange personne. Mon objectif est que les gens ne tolèrent plus une telle situation. Il y a des milliers de personnes innocentes en prison, nous avons les moyens de les en sortir mais ne sommes pas motivés pour cela. » Le ministère de la justice américain, fait remarquer l’avocat, avait calculé qu’aux Etats-Unis, un garçon noir né en 2001 sur trois ferait un séjour plus ou moins prolongé en prison durant son existence.

La statistique n’a perturbé personne. Aucune commission n’a été dépêchée pour s’attaquer à ce phénomène. Dans son ouvrage, Stevenson a posé la question du destin de ces gamins en prison : ils y seraient violés, maltraités, exposés à d’innombrables souffrances. « Quand on me demande qui est responsable, je réponds : le citoyen américain. Car c’est lui qui autorise ses élus à perpétuer cette politique consistant à mettre des adolescents en prison avec des adultes. »

« Avec le temps, je me rends compte que je ne fais pas ce que je fais par obligation. Je ne le fais pas non plus parce que je n’aurais pas le choix. Je le fais parce que, quelque part, je suis, moi aussi, un individu brisé en mille morceaux. »

Son métier est devenu son sacerdoce. À 60 ans, il a la vie d’un ascète. Il est resté célibataire. Affichant le même poids qu’il y a trente ans, il ne boit pas une goutte d’alcool, un engagement pris, adolescent, auprès de sa grand-mère – l’alcool était un fléau familial – et tenu depuis avec une extrême rigueur. L’argent gagné avec son livre a été réinjecté dans Equal Justice Initiative, dont il refuse de toucher un salaire. Il enseigne le droit à mi-temps à la New York University depuis le début des années 2010 – son principal revenu –, et se contente de louer une chambre à Manhattan, où il donne ses interviews à la presse.

Longtemps, il a vécu dans un deux-pièces à Montgomery, avant d’opter pour une maison où il pourrait enfin mettre son piano. Mais celui qui a joué dans plusieurs groupes de jazz n’a toujours pas trouvé le temps de le pratiquer à nouveau. La musique sera pour « plus tard », dit-il. C’est-à-dire jamais. « Vous savez, avec le temps, je me rends compte que je ne fais pas ce que je fais par obligation. Je ne le fais pas non plus parce que je n’aurais pas le choix. Je le fais parce que, quelque part, je suis, moi aussi, un individu brisé en mille morceaux. » L’une des clés de ce sacerdoce se trouve dans une enfance passée dans les années 1960, à Milton, dans le sud de l’Etat du Delaware. Le futur avocat se rendait dans une école réservée aux Noirs, ce qui, se souvient-il, ne choquait guère les membres de sa communauté.

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Sa mère avait écrit à un journal local pour se plaindre de cette absence d’intégration dans les écoles publiques, tout comme elle avait protesté auprès des autorités sanitaires de Milton car celles-ci exigeaient des enfants noirs qu’ils se tiennent à l’arrière des files d’attente pour se faire vacciner contre la polio, ce qui signifiait pour certains, une fois les doses épuisées, qu’ils ne pourraient pas bénéficier du vaccin.

La ségrégation était si ancrée que Bryan Stevenson estime qu’une majorité d’électeurs seule n’aurait jamais pu la faire disparaître. « C’est un arrêt de la Cour suprême, Brown vs. Board of Education (Brown contre le bureau de l’éducation), initié par un groupe d’avocats, qui a permis de mettre fin à cette disgrâce, note-t-il. Je suis devenu avocat à cause de cela, parce qu’il était possible, sur une décision de justice, de modifier une situation impossible à contourner autrement. »

Chaise électrique

 

Bien des affaires gérées par Bryan Stevenson ne connaissent pas de dénouement hollywoodien. Si les clients qu’il a sauvés de la chaise électrique – ou mieux, auxquels il a permis de recouvrer leur liberté – le galvanisent, ceux qu’il n’a pu sortir du couloir de la mort le hantent. L’avocat n’était pas parvenu, en 2009, à sauver Jimmy Dill, un Noir de 49 ans souffrant de plusieurs maladies mentales, qui avait grièvement blessé un homme en 1988 lors d’un deal de drogue. Quelques mois plus tard, la santé de la victime s’était brutalement détériorée, entraînant son décès.

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Jimmy Dill s’était alors trouvé condamné à mort. Son état mental aurait dû lui permettre d’échapper à la peine capitale mais, faute d’argent, l’accusé n’avait pu s’offrir un avocat et accomplir les démarches lui permettant de faire appel. Lorsque Stevenson avait hérité de son cas, il était trop tard. Il ne lui restait plus qu’à tenir la main de son client avant de le voir installé sur la chaise électrique.

Quant aux mineurs, il sait que le lien qui l’unit à eux ne peut que dépasser celui d’un simple avocat avec son client. « Ils ont non seulement besoin d’un avocat, mais aussi de parents, de proches, d’amis. Comme vous apprenez à bien les connaître, vous commencez à comprendre qu’ils ne se réduisent pas au crime qu’ils ont commis. Nous valons toujours mieux que la pire chose que nous ayons commise. » Avec les jeunes garçons, il a une méthode : il leur donne un livre, qu’il leur demande de lire pour la prochaine visite. « Certains résistent. Mais, dès qu’ils s’y mettent, grâce à leurs réactions, j’apprends beaucoup sur eux et sur moi. Ils apprennent beaucoup de choses sur eux-mêmes. Je leur donne des classiques. Au bout d’un an, ce sont eux qui choisissent leur livre. »

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Il se souvient avec émotion d’un client de 14 ans, condamné à perpétuité, qui l’appelait pour lui parler de ses lectures avec enthousiasme. En prison, les portables sont interdits, réservés à des appels d’extrême urgence, mais ce jeune homme avait estimé que son appel relevait justement de la plus grande urgence : il voulait lui parler de ce que lui inspirait le roman qu’il venait de terminer. « Il venait de lire Les Frères Karamazov de Dostoïevski qui, ironie du sort, était un de mes livres préférés à l’Université. Il en parlait avec tant d’excitation qu’il m’était impossible de mettre fin à la conversation. » Bryan Stevenson réfléchit au souvenir de cette conversation. « Après avoir vécu un tel moment, je n’ai pas le droit de m’arrêter. Je me dois de tout sacrifier à cette tâche. Elle est plus grande que moi. »

La Voie de la justice (2 h 17), de Destin Daniel Cretton, avec Michael B. Jordan, Jamie Foxx. En salle le 29 janvier.

 

 

Samuel Blumenfeld

Source : M Le Magazine du Monde (Le Monde)

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