Les tragédies aériennes ou l’épouvante absolue

Perdre la vie en avion est la manière de mourir la plus effroyable qui soit.

Je ne connais pas de morts plus sauvages que celles qui surviennent lors d’une tragédie aérienne. Brutales et soudaines, d’une violence inouïe, elles sont ces morts carnassières qui emportent tout sur leur passage. On ne saurait leur échapper, et si elles prennent parfois le temps d’asséner le coup fatal –un temps morcelé, fragmenté, où chaque milliardième de seconde doit receler l’éphémère de toute éternité–, elles ont ce caractère inévitable qui les rend si repoussantes.

Là, à dix mille pieds d’altitude, à l’intérieur d’une carlingue livrée au vent mauvais, au milieu d’un épouvantable chaos, se joue le face-à-face le plus terrible jamais subi par âme humaine.

Sûrement est-ce la seule fois où l’individu voit s’avancer à lui la mort sans qu’il n’existe la moindre chance de lui échapper et sans qu’il ne soit préparé à l’affronter. Un soldat qui part au front sait sa chance de ne jamais en revenir. Un accident de voiture ou de train a pour lui la brièveté de la collision. Le condamné à mort a toute la latitude pour songer à son prochain destin. Les longues maladies se laissent appréhender; les plus fugaces s’accompagnent de perturbations qui altèrent la capacité de raisonner. La victime d’une catastrophe aérienne a tout contre elle: l’absence de tout espoir, la certitude de sa fin et le temps, l’horrible temps, de penser à sa vie en train de s’achever.

À quoi peut bien penser une âme quand elle sait sa dernière heure arrivée, une heure qui se compte désormais en une poignée de minutes, le temps à l’avion de s’écraser au sol ou en pleine mer? Arrive-t-on à l’affronter, cette mort, à la regarder en face, bien décidé à lui résister jusqu’à l’ultime seconde? A-t-on juste envie de lui hurler au visage pour mieux l’intimider, afin qu’elle accepte de se retirer? Se raccroche-t-on encore à un quelconque espoir ou accepte-t-on son sort, dans ce stoïcisme glacial que plus rien ne peut affecter?

Prie-t-on même si on ne croit en rien? Se met-on à sangloter comme sanglotent les enfants victimes d’injustice ou bien reste-t-on là, paralysé, tétanisé, si effrayé que le corps, l’esprit, le corps et l’esprit, n’enregistrent plus rien et d’effroi se figent jusqu’à l’instant final? Ou bien est-on tellement secoué, tellement surpris, que l’esprit cherche avant tout à sursoir à l’imminence du choc sans s’encombrer de considérations philosophiques?

Voilà toutes les pensées qui me sont venues quand j’ai appris la tragédie survenue à l’avion reliant Téhéran à Kiev. À tous ces hommes, ces femmes, ces enfants embarqués dans cette noce funèbre. À toutes ses vies perdues, gâchées, effacées. À tous ses destins avortés. À l’inconcevable brutalité de ces corps éparpillés à même la terre, éparpillés en mille morceaux, éparpillés au point de ne jamais retrouver apparence humaine. À ces sépultures suspendues dans l’éther des cieux. À ces cadavres défragmentés. Au chagrin inconcevable de leurs proches. À toute cette tristesse dont je ressentais la morsure jusqu’au plus profond de moi.

Et à tout ce gâchis, aussi.

Pas une seconde je n’ai douté que cet accident résultait d’une épouvantable méprise. Comment pouvait-il en être autrement? L’hypothèse d’un accident gravissime survenu à cette heure, en cet endroit précis, au moment même où les autorités iraniennes pouvaient s’attendre à une riposte américaine, m’est apparu très vite comme une impossibilité métaphysique. C’eût été comme de gagner le même jour au Loto, au quinté et d’apprendre une erreur en votre faveur de votre banque: ce n’était juste pas possible.

Alors j’ai vomi la bêtise des hommes. Leur imbécilité crasse. Leurs manœuvres minables. Leurs guerres absurdes. Leurs dieux de pacotille. Leurs rivalités ineptes. Tout le théâtre de la guerre, avec son lot de rodomontades qui sont autant d’aveux de la puérile habitude des hommes à toujours se chercher querelle au lieu d’apprendre à vivre ensemble. La guerre. Les roulements de tambour. Les haines cuites et recuites. Et au milieu, le massacre d’innocents qui n’avaient rien demandé à personne.

Voilà. Des êtres humains nous ont quitté. Pour rien. Par erreur. Des vies entières se sont abîmées dans l’enfer d’une carlingue incontrôlable. Des existences qui s’annonçaient radieuses se sont brusquement interrompues dans le fracas d’une explosion accidentelle. Nous ne les reverrons jamais. Certains habitaient tout près de chez moi. Ils allaient à l’école, ils enseignaient, ils s’aimaient les uns les autres. Ils ne sont plus.

Tâchons de ne pas les oublier trop vite.

C’est le moins qu’on puisse faire.

Laurent Sagalovitsch

[BLOG You Will Never hate Alone]

Source : Slate (France)

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