Le kebab, döner universel

Salade, tomate, oignon, c’est comme les trois coups avant le lever de rideau au théâtre : on ne sait plus à quoi sert ce rituel, mais il est toujours indispensable pour pouvoir commencer. Salade, tomate, oignon, c’est le « Liberté, Égalité, Fraternité » des crevards et des « dalleux », des fêtards, des drogués ou des couche-tard. L’Orient (le Proche, pas l’Extrême) a sa pizza, son burger, son espéranto culinaire : c’est le kebab, alias le grec, alias le döner, alias le gyros ou encore le chawarma.

Dans tous les cas, il s’agit de viande – de veau, poulet, agneau ou bœuf – marinée dans des épices ou des aromates, du lait, du citron, coupée en lamelles et montée sur une broche verticale rotative pour être cuite. Les morceaux de viande, découpés au couteau, sont fourrés dans du pain (pita ou autre), agrémentés de salade-tomate-oignon, de légumes, de frites ou de bien d’autres choses selon les pays et les goûts. Ce sandwich oriental ne serait pas complet sans les nombreuses sauces qui l’accompagnent (les habituelles étant : blanche, piquante et à l’ail).

Le Formidable, à Villejuif (Val-de-Marne).
Le Formidable, à Villejuif (Val-de-Marne). ROMAIN COURTEMANCHE POUR « M LE MAGAZINE DU MONDE »

 

Comme la pizza, la crêpe ou le burger, on peut utiliser la viande qu’on veut, mettre ce qu’on préfère à l’intérieur et même choisir la forme et la nature du pain. Les combinaisons sont infinies, presque aussi nombreuses qu’un tirage de l’EuroMillions. On a même lu quelque part qu’il existe du kebab à l’ananas, comme de la pizza hawaïenne. Et le site kebab-frites.com a annoncé en 2015 l’ouverture du premier choco-kebab de France, à Lille : une galette de pâte à la génoise remplie de chocolat praliné en lamelles agrémenté de Smarties et autres friandises. On n’a pas eu le courage d’essayer.

Le symbole d’une présence immigrée

 

Voilà, tout est dit ou presque, et cela a l’air assez simple. Mais c’est là que les ennuis commencent. Car le kebab, ce plat turco-allemand inventé par des immigrés, est l’enfant du métissage. C’est pour cela qu’il est si facile de se l’approprier. Mais c’est aussi pour cela qu’il est la cible de tant de critiques, en particulier dans les pays à haute tradition culinaire, comme la France et l’Italie (contrairement à l’Allemagne et au Royaume-Uni). C’est, en effet, dans ces deux pays que l’on trouve le plus de décrets d’interdiction d’ouverture de « snacks exotiques », de manifestations antikebab ou de campagnes politiques locales sur ce thème.

Car le kebab, qui a bien souvent remplacé les cafés d’antan des petites villes en déclin, est devenu le symbole trop visible d’une présence immigrée que certains ne veulent ni voir ni accepter et de son influence sur les modes de vie. On se souvient évidemment des déclarations de Robert Ménard en 2015 (« Je ne veux pas que Béziers devienne la capitale du kebab. Ces commerces n’ont rien à voir avec notre culture ») qui voit dans la multiplication des boutiques de kebab dans le centre-ville une menace pour l’identité française et – mais il le clame moins fort – le symptôme évident de la paupérisation de sa commune.

 

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Déjà présent dans les grandes villes et leurs périphéries, le kebab prospère en effet sur les terres désindustrialisées, en offrant un repas bon marché à des populations au chômage et un projet facile et rentable d’autoentrepreneuriat à ceux qui n’ont plus d’emploi. Contrairement au burger et à la pizza, le kebab ne se laisse pas facilement filialiser et ne compte pas de multinationale dans son secteur. C’est le « commerce de crise » par excellence, comme le note une très sérieuse étude de la Fondation Jean-Jaurès parue en octobre.

Avenue Jean-Jaurès, dans le 19e arrondissement de Paris.
Avenue Jean-Jaurès, dans le 19e arrondissement de Paris. ROMAIN COURTEMANCHE POUR « M LE MAGAZINE DU MONDE »

 

Il y aurait donc une nette corrélation entre la santé socio-économique d’une ville, le nombre de kebabs et le vote Rassemblement national (RN, ex-FN). Il convient toutefois de nuancer cette « loi » dans la mesure où la ville la plus « kebabisée » de France, toujours selon cette étude, est Flers (Orne) avec 9 commerces pour 15 000 habitants – une proportion bien plus importante qu’à Béziers (Hérault) – et dont le maire est divers gauche. Cela s’explique par la forte présence locale d’une communauté turque venue travailler dans l’industrie, notamment métallurgique.

Désormais associé aux Maghrébins

 

Le kebab n’a pas chassé mais, bien souvent, remplacé les bistrots de quartier qui ont fermé ou se sont embourgeoisés. Le jambon-beurre a été délaissé et le burger et la pizza se sont renchéris. Reste donc le kebab à 5 euros pour les moins favorisés parmi les classes « dangereuses » : jeunes, immigrés, ouvriers, parfois les trois à la fois. Mais, comme trop souvent en France, intellectuels médiatiques et responsables politiques préfèrent débattre d’identité que d’urbanisme et d’économie sociale. Le kebab est donc devenu synonyme de « grand remplacement » culinaire, notamment pour Alain Finkielkraut : l’intellectuel s’en est pris à la présence de ce type de snacks au plus profond de nos campagnes qui abreuveraient ainsi nos sillons d’un cholestérol impur.

A Paris, dans le 15e arrondissement.
A Paris, dans le 15e arrondissement. ROMAIN COURTEMANCHE POUR « M LE MAGAZINE DU MONDE »

 

Car le kebab, importé une première fois en France dans l’entre-deux-guerres sous la forme du gyros (à base de porc, mais pas seulement) par des Grecs d’Anatolie installés dans le Quartier latin, revenu un demi-siècle plus tard par l’est de la France grâce aux communautés turques, est désormais associé aux Maghrébins. Ces derniers ont massivement investi ce secteur de la restauration, qui ne correspond pourtant pas aux normes culinaires traditionnelles d’Afrique du Nord. Ce qui donne lieu à des appellations incongrues, comme le réputé Grec algérien du quartier de la Goutte-d’Or, à Paris.

Souvent halal, le kebab est devenu un produit « islamique » dans l’esprit d’une partie de ses adeptes comme de ses détracteurs. En fait, c’est surtout qu’il est vendu dans des lieux où s’affiche parfois, selon la sensibilité du gérant, une forte atmosphère arabo-islamique, qui va de la photo du dôme du Rocher à Jérusalem, à la diffusion de récitations du Coran ou à la mise en place de troncs d’aumônes pour une mosquée. On aura bien compris que ce qui est en jeu n’a rien à voir avec la nourriture en général et le kebab en particulier.

Des origines turques, grecques, allemandes…

 

Commençons par un peu d’histoire et de pédagogie. Le kebab, comme le masgouf irakien (une carpe grillée au feu de bois), désigne tout à la fois un plat et la manière de le cuire. Le mot vient du turc et signifie à l’origine « grillé » – qu’il s’agisse de viande ou de légumes et quelle que soit la manière de les griller. Ici, c’est de döner kebab dont il est question, c’est-à-dire d’une viande grillée sur une broche tournante (« döner »), qu’elle soit verticale ou horizontale.

Aux Lilas, en Seine-saint-Denis.
Aux Lilas, en Seine-saint-Denis. ROMAIN COURTEMANCHE POUR « M LE MAGAZINE DU MONDE »

 

La légende veut que les cavaliers nomades turcs et perses aient pris les premiers l’habitude d’utiliser leurs épées comme broches au moment de cuire la viande, comme le raconte Benjamin Baudis dans Kebab. Question döner (Orients Éditions, 2018), un agréable petit ouvrage illustré et très documenté. La révolution newtonienne qui consiste à redresser verticalement la broche date du milieu du XIXe siècle. La graisse qui coule ainsi donne plus de goût à la viande. Ce plat de rue, (déjà !) mal vu par la haute société turque, était servi dans des assiettes avec du riz, des oignons et un morceau de pain. Évidemment, chacun en revendique l’invention : le restaurant Iskender de la ville de Bursa, les Grecs d’Anatolie et quelques autres.

Mais le döner dont on parle ici, c’est celui que l’on emporte et mange en marchant. Celui-là aussi a plusieurs inventeurs, qui semblent tous se situer outre-Rhin. On a écarté d’emblée la piste de Nevzat Salim, qui prétend avoir inventé le sandwich de döner kebab à Reutlingen, à une vingtaine de kilomètres au sud de Stuttgart (Bade-Würtemberg), dès 1969. En route pour Berlin, capitale mondiale de la street food, où s’affrontent deux hypothèses.

Plusieurs hypothèses

 

C’est là, dans le quartier de Kreuzberg, que Mehmet Aygun, un jeune cuistot turc entreprenant aurait eu l’idée, en 1971, de fourrer de la viande de kebab et de la verdure dans des quartiers de pide, le grand pain de ramadan prisé en Turquie. Pas du tout, rétorquent ses détracteurs, c’est Kadir Nurman, un autre immigré turc, mais plus âgé, exerçant dans un snack de la station de métro Zoo, qui a popularisé le döner en 1972.

ROMAIN COURTEMANCHE POUR « M LE MAGAZINE DU MONDE »

 

Kadir Nurman est décédé en 2013 dans un relatif dénuement, Mehmet Aygun vit encore, mais il passe le plus clair de son temps à Istanbul, où il gère la fortune familiale. Quel que soit le véritable inventeur, il s’est rendu compte que les Allemands mangent volontiers sur le pouce et dans la rue, en particulier des petits pains dans lesquels ils glissent diverses saucisses, harengs fumés ou boulettes de viande, selon l’endroit où ils habitent. Et que leur passion pour la Currywurst (une saucisse assaisonnée de ketchup au curry), que l’on mange debout et souvent dehors, dénote un goût assez pervers pour les sauces exotiques et improbables.

Sans compter que les travailleurs immigrés turcs venus reconstruire l’Allemagne de l’Ouest et assurer sa prospérité n’avaient pas le temps de manger assis à l’heure du déjeuner. En trois décennies, la République fédérale a accueilli quelque 2 millions de Turcs. Berlin-Ouest a tout particulièrement attiré les Gastarbeiter (les « travailleurs invités »), car les loyers n’y étaient pas chers et que l’on payait une prime mensuelle de 500 deutschemarks aux travailleurs à cause du blocus de la ville par le voisin de l’Est.

Les descendants de Mehmet Aygun

 

Sur la piste du döner, commençons par la famille Aygun. Elle est désormais à la tête d’une chaîne de restaurants tous nommés Hasir. La maison mère historique se situe sur l’Adalbertstrasse, au cœur de Kreuzberg. C’est là qu’on trouve Saim Aygun, l’un des jeunes frères de Mehmet, qui veille sur les intérêts de la famille en Allemagne.

L’homme, barbichu et grassouillet, se tient assis sur une banquette en cuir, dans un coin du restaurant. Il donne ses ordres au personnel en turc tout en tripotant sa chevalière en or. Son allemand a l’air aussi hésitant que celui du journaliste venu le voir. Saim, 57 ans, est un peu bourru et pas très loquace sur les débuts de son frère Mehmet. Il tient surtout à faire goûter sa viande, effectivement succulente. « On a essayé de nous imiter, mais personne n’y est jamais arrivé. » La marinade est secret-défense.

Boulevard de la Villette, dans le 19e arrondissement de Paris.
Boulevard de la Villette, dans le 19e arrondissement de Paris. ROMAIN COURTEMANCHE POUR « M LE MAGAZINE DU MONDE »

 

Les six frères Aygun ont vite quitté le créneau du snack de rue pour investir dans l’hôtellerie et la restauration. Ils possèdent trois hôtels à Berlin (tous nommés Titanic, ça ne s’invente pas) et six restaurants turcs, ainsi qu’une pizzeria, un burger et un Beef Grill Club au dernier étage du KaDeWe, le grand magasin de luxe de Berlin, d’où l’on a vue plongeante sur l’église du Souvenir et… le zoo. Saim est particulièrement fier de cette dernière enseigne où l’on sert des morceaux de barbaque de plus d’un kilo au-delà de 120 euros. On est loin du döner à 3,50 euros.

Pour la street credibility, il reste une échoppe, sur l’Adalbertstrasse, qui sert des döner. Les murs sont tapissés de photos des célébrités de passage : cela donne une assez bonne idée de l’équipe de football d’Allemagne et du personnel politique turc de ces deux dernières décennies. Malgré son ancienneté, Hasir n’a pas la cote chez les jeunes Berlinois. La famille est réputée proche d’Erdogan et certains vont jusqu’à l’accuser d’être affiliée aux Loups gris, des ultranationalistes turcs. Ce qui lui vaut d’être sifflée à chaque défilé du 1er-Mai à Kreuzberg.

Les disciples de Kadir Nurman

 

Kadir Nurman n’est plus, mais il compte des disciples. En 2011, l’Association of Turkish Döner Manufacturers in Europe lui a attribué le titre d’« inventeur officiel ». On a cherché à joindre cette officine basée, semble-t-il, à Berlin, mais elle paraît en sommeil depuis plusieurs années. Alors, direction le quartier de Friedrichshain, où se trouve Mustafa Demir’s Gemüse Kebap, autre institution berlinoise indiquée dans tous les guides touristiques : certains vendredis soir, la queue peut atteindre 50 mètres.

ROMAIN COURTEMANCHE POUR « M LE MAGAZINE DU MONDE »

 

Est-ce vraiment justifié ? Plutôt oui, en fait : le personnel est très sympa, les légumes délicieux, la viande digeste et parfumée, et le tout est saupoudré de miettes de feta sans supplément. Le döner allemand dans toute sa splendeur avec chou rouge, chou blanc, salade fraîche, tomates fraîches, menthe fraîche. Tout ce qui correspond à l’interjection interrogative : « Salat, alles ? » (« salade et tout », sous-entendu « tout le reste »). Seule fantaisie : il y a six sauces.

Quand on a demandé à parler au patron, un employé nous a conduit, avec des airs de conspirateur, dans l’arrière-cour. On a descendu quelques marches dans le noir pour se retrouver dans un dédale de caves. Au bout du labyrinthe, Mustafa Demir a installé son bureau : un incroyable bric-à-brac avec un verre de thé sur l’établi qui lui sert de table et un verre de bière dessous. Une ampoule qui se balance au bout d’un fil jette une lumière digne de M le maudit.

La variante avec les légumes grillés

 

Demir est un type sympathique, moustachu et assez grand, de 55 ans, qui dit avoir connu dans sa jeunesse Kadir Nurman, lorsqu’il exerçait sur le Ku’damm, le Kurfürstendamm, les Champs-Élysées de Berlin. « C’est lui qui a inventé le döner, assure-t-il. Mehmet Aygun, qui a travaillé chez lui, s’en est inspiré. Et moi, j’ai inventé les légumes [« Gemüse », en allemand]. » Allons bon ! Mustafa assure qu’il se préparait des légumes (courgettes, aubergines, poivrons et pommes de terre grillés) pour sa propre consommation, mais qu’un jour, comme il en avait trop, il a proposé aux clients cette variante.

« Les Allemands de l’Est trouvaient incroyable de pouvoir faire un repas complet pour presque rien. » Mustafa Demir

Ils en ont redemandé. En 1996, avec la crise de la vache folle, il s’est mis au kebab de poulet. « Avec le poulet et les légumes, j’ai redonné un souffle au döner », explique-t-il, très sérieux. Contrairement aux Aygun, il n’a pas fait fortune : « Je suis un artiste », se vante-t-il pour expliquer ses déboires commerciaux. D’après lui, c’est véritablement après la chute du Mur, en 1989, que la consommation de döner a explosé. « Les Allemands de l’Est trouvaient incroyable de pouvoir faire un repas complet pour presque rien. »

ROMAIN COURTEMANCHE POUR « M LE MAGAZINE DU MONDE »

 

Il est vrai que le seuil de rentabilité des kebabs est beaucoup plus bas à Berlin (certaines boutiques, pour attirer le chaland, les proposent à 1,50 euro à l’ouverture) : le local ne coûte presque rien et, toutes les transactions se faisant en liquide, le gérant déclare ce qu’il veut… Les affaires sont plus dures maintenant que les Syriens, excellents cuisiniers, ont débarqué en masse. Mustafa a décidé récemment de franchiser des cuisiniers qu’il forme chez lui. En plus du sien, situé Warschauerstrasse, il existe huit Mustafa Demi’s Gemüse Kebap à Berlin, plus un à Moscou et bientôt un autre à Riga.

Des émules à Paris

 

Tout comme le kebab français est accompagné de frites, le döner russe est-il assaisonné de cornichons ? Ce ne serait pas étonnant tant ce plat passe-partout se plie agilement à la démultiplication des identités de l’époque : servi avec du halloumi (un fromage) aux végétariens ou du falafel aux végans, il peut être halal ou raffiné, sans gluten ou allégé.

« Si l’on veut se faire une idée de l’image du döner en Allemagne, mieux vaut le comparer au couscous en France : chacun a son adresse fétiche et c’est le symbole d’une immigration heureuse et bien accueillie. » Stéphane Brass, copropriétaire de Sürpriz

Mustafa Demir a des émules à Paris. Gemüse, dans le 18e arrondissement, et Sürpriz, rue Oberkampf (11e), tous deux ouverts sur le modèle berlinois, c’est-à-dire sans frites dans le sandwich et avec beaucoup de légumes, d’herbes et de verdure, du pain frais et de la viande de la meilleure qualité. Stéphane Brass, le copropriétaire de Sürpriz, s’est lancé il y a un an avec un ami allemand. Il se fournit en viande chez le même fournisseur que Mustafa Demir. Cela a un coût : son kebab coûte environ 8 à 9 euros pièce, bien plus que les 5 euros réglementaires des gargotes bon marché.

Dans le 18e arrondissement parisien.
Dans le 18e arrondissement parisien. ROMAIN COURTEMANCHE POUR « M LE MAGAZINE DU MONDE »

 

Brass, qui est franco-allemand, a longtemps vécu à Berlin. « Quand j’ai annoncé que j’allais ouvrir un kebab, ma famille allemande a dit : “bonne idée”, tandis que la française a poussé des cris d’horreur, raconte le jeune homme de 26 ans. En Allemagne, le döner est de loin le plat de rue le plus consommé. Il est considéré comme un plat national, il est synonyme de bons produits. Tandis qu’en France, il est associé à la malbouffe et vu comme un échec de l’intégration. Si l’on veut se faire une idée de l’image du döner en Allemagne, mieux vaut le comparer au couscous en France : chacun a son adresse fétiche et c’est le symbole d’une immigration heureuse et bien accueillie. »

Une version luxe

 

Le döner est aussi un bon révélateur de la diversité de la France et de la plasticité de son identité : peu présent en Bretagne, où il est supplanté par la galette-saucisse, on le surnomme le « grec » à Paris et en Île-de-France. Cette dernière appellation tend d’ailleurs à se généraliser au reste de la France à cause de son emploi dans la chanson hip-hop. La France est, avec la Belgique, le seul pays au monde où l’on ajoute des frites dans le sandwich, le seul où on le sert dans des boîtes rectangulaires de polystyrène jaune ou orange fluo, un objet plein de ressources en art contemporain.

Grillé, un kebab « de luxe » du 2e arrondissement de Paris, avec du pain à la farine bio de petit épeautre et de la viande du boucher Hugo Desnoyer.
Grillé, un kebab « de luxe » du 2e arrondissement de Paris, avec du pain à la farine bio de petit épeautre et de la viande du boucher Hugo Desnoyer. ROMAIN COURTEMANCHE POUR « M LE MAGAZINE DU MONDE »

 

C’est aussi un plat qui se prête facilement aux adaptations plus ou moins folkloriques : du bœuf-Boursin au chèvre-miel, sans oublier le cheese naan indien faisant office de pain pita. Paris, qui a un talent certain pour recycler la culture populaire en produit de luxe, a vu ouvrir des enseignes chics comme Grillé, Our et Chich’, proposant du pain à l’épeautre et des frites de patates douces. Même le chef Thierry Marx s’est essayé à réinventer le kebab. Mais le kebab perd dans ces expérimentations haut de gamme l’un de ses attraits principaux : son côté junk food qui attire, la nuit venue et l’alcool aidant, les cols blancs venus s’encanailler dans des bouis-bouis un peu limite.

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Reste à savoir si le kebab sera le produit d’une génération ou de plusieurs avec la montée en puissance du tacos français, surnommé aussi le « matelas » : un hybride entre le kebab, le panini et le burrito avec de la viande, des frites et du fromage crémeux dans une seule et même galette. Plus calorique et encore plus trash que le kebab. Ce dernier est même devenu un plat des familles, que l’on mange de plus en plus souvent assis en regardant l’écran plat qui diffuse les débats de BFM-TV ou les clips de Booba. Oui, « le » Booba qui avait signé Salade Tomates Oignons/Game over en 2008. On attend toujours la réponse de Kaaris, à qui l’on suggère Harissa, Blanche ou Samouraï/PLS assurée.

 

 

Christophe Ayad

 

 

Source : Le Monde (Le 13 décembre 2019)

 

 

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