Le désert repousse les maisons et attise les tensions au Mali

Le réchauffement climatique suscite déjà une compétition autour des terres arables et des ressources naturelles au Mali. Reportage auprès de la famille Barké Diallo, agropasteurs aux portes du désert.

 

Humans & Climate Change est un projet porté par le journaliste Samuel Turpin, qui suit 12 familles réparties sur le globe, directement impactées par les effets du changement climatique. À travers leurs récits, et la mise en perspective des dynamiques sociales et géopolitiques, il tente de mieux comprendre quels sont les effets du changement climatique sur notre vie quotidienne, nos capacités de résilience et d’adaptation. Le Temps accueille ici son reportage réalisé au Groenland en 2017, où il retournera en 2020 pour retrouver ces familles.

Le premier épisode, au Groenland

«Regarde! Nous sommes au mois d’août. C’est la pleine saison des pluies. Et nous marchons dans le lit du fleuve», fait constater Ousmane, agropasteur malien. Nous sommes sur les rives du fleuve Bani qui longe le côté sud de la bourgade de Sofara, près de Mopti, au centre du pays, à 600 kilomètres au nord-est de la capitale, Bamako. De jeunes bergers surveillent leurs troupeaux. A côté, des femmes font la vaisselle dans l’eau des rigoles. Hier, c’était la fête de Tabaski. Ici, les trois quarts de la population dépendent encore de l’agriculture pour leur subsistance.

 

 

«Cette année, il ne pleut pas. Les agriculteurs attendent encore pour planter. C’est comme si nous étions au début du cycle agricole, mi-juin», poursuit Ousmane. Lui cultive environ cinq hectares et possède quelques bêtes. «Avec cela, je faisais vivre toute la famille auparavant. Mes cinq enfants, ma femme, ma mère, et même une partie de mes frères. C’était suffisant. Nous ne manquions presque jamais de rien, même durant l’intersaison. L’insécurité alimentaire, on n’en parlait pas vraiment ici.» Les grandes chaleurs se prolongent et deviennent insupportables. Le calendrier des saisons est décalé et, quand il pleut, ce sont de fortes pluies qui ravinent tout. «Aujourd’hui, on a perdu nos repères. La météo est devenue totalement imprévisible.»

Ousmane a cette profonde sagesse qui impressionne, forgée par un destin nourri des espoirs des indépendances africaines des années 1960. Après des études qui l’ont amené jusqu’au lycée puis à l’Université de Bamako, il a travaillé dans les assurances et la gestion des risques. Prémonitoire. Un passage en politique puis une décision: celle de retourner à la terre, à Sofara. Et c’est de là qu’il continuera la lutte: dans les mouvements de défense et de protection des paysans, en tant que secrétaire général de la Coordination nationale des organisations paysannes (CNOP).

Le désert entre dans les maisons

La région de Mopti est la charnière entre le Mali jaune du nord et le Mali vert du sud, couleurs qui se font face sur le drapeau national. A l’origine, le jaune symbolisait l’or que recèle le sous-sol du pays. Ici, c’est aussi la ligne de démarcation entre les plaines agricoles et les plateaux désertiques, entre les peuples nomades qui conduisent le bétail et les peuples sédentaires qui cultivent la terre. Une porte d’entrée vers le Sahel, posée comme une ligne de fracture entre le Maghreb et l’Afrique subsaharienne.

Aujourd’hui, on a perdu nos repères. La météo est devenue totalement imprévisible

Ousmane Barké Diallo, agropasteur

Dans la mémoire collective, les sécheresses de 1973 et 1984 ont marqué un tournant. Près d’un tiers du cheptel national y avait succombé et 40% de la population avait été sévèrement touchée. Djehamé, la mère d’Ousmane, se souvient: «A partir de là, les choses ont changé. Il a fait de plus en plus chaud et nous avons vu de moins en moins de pluie. Avant, il y avait de la terre pour tout le monde ici. Il n’y avait aucun conflit. Tout le monde vivait ensemble. Le bétail avait son passage pour la transhumance. On aimait faire la fête lorsque les troupeaux descendaient. Aujourd’hui, je ne comprends plus rien. Les gens se battent entre eux. Il y a trop de monde qui se dispute la terre. C’est comme si Dieu nous punissait.»

Un cultivateur dans la région de Sofara. Les prévisions du GIEC tablent sur une augmentation de la température de 3,3 °C en Afrique de l’Ouest d’ici à 2100, et jusqu’à 4,7 °C dans le nord du Mali. Samuel Turpin / HCCS

Hausse de 3 °C

 

Les relevés indiquent une hausse de température de +3 °C et une baisse de pluviométrie de plus de 23% ces cinquante dernières années. Ce qui était déjà peu est devenu insuffisant. Porté par les vents secs et brûlants, le désert avance, envahit les villages, pousse les murs et entre dans les maisons. Il recouvre plus de 60% du territoire national. On observe également un accroissement des événements climatiques extrêmes, telles que les sécheresses et les inondations. La variabilité du climat et le changement climatique aggravent les pressions anthropiques sur les terres, l’eau et les autres ressources naturelles.

Les éleveurs des plateaux finissent par capituler et descendent vers les plaines avec le bétail amaigri à la recherche de nourriture, de fourrage, d’ombre et d’eau. Mais les terres en plaine ne sont plus aussi vastes et fertiles. Elles subissent également les caprices imprévisibles de la météo, ce qui pousse les agriculteurs à se concentrer au plus près des cours d’eau pour profiter de l’irrigation.

Guerre des ressources

 

Sofara a doublé sa population en moins de dix ans. Vivre d’une seule activité n’est plus possible. Pragmatiques et pleines de bon sens, les populations se sont adaptées en diversifiant leurs activités. On cultive, mais on élève, et on pêche aussi. «C’est une véritable compétition autour des ressources naturelles, une spéculation même», résume M. Dolo, ingénieur des Eaux et Forêts et coordinateur du Programme de développement durable pour la plaine du Niger.

Les gens se battent entre eux. Il y a trop de monde qui se dispute la terre

Ousmane Barké Diallo

On coupe ce qu’il reste de forêt pour agrandir les parcelles de terre cultivable et utiliser le bois de chauffe. Il ne reste plus d’ombre, laissant peu de chances à la vie. La faune et la flore se résignent. Les sols se dérobent sous la pression de l’érosion et ne se régénèrent plus, dégradés par la surexploitation. Les routes de transhumance se sont transformées en champs de culture. Le bétail, lui, vient piétiner et brouter tout ce qui pousse. Chaque mètre carré doit être rentabilisé et les tensions entre communautés s’exacerbent.

Nous rejoignons Housseyni et Sory dans la parcelle de Nafa, un agriculteur né ici. C’est un joli verger où poussent aussi des plants d’eucalyptus. Housseyni est un éleveur dogon. Son fils, 13 ans, conduisait le troupeau la semaine précédente, lorsque des bêtes ont profité d’un trou dans la haie dénudée de la parcelle pour s’échapper. Nafa, exaspéré, a séquestré le jeune garçon pendant plusieurs heures, exigeant réparation et une promesse de dédommagement.

Mobilisation des proches et anciens

 

Les proches et les anciens se sont mobilisés pour le calmer et lui faire entendre raison. Ce matin, c’est la séance de conciliation et c’est Sory qui la préside, un privilège réservé à son ethnie Dogoramé, respectée pour ses qualités de médiation. Ousmane est la seconde voix de la raison. Finalement, Housseyni devra donner deux bêtes à Nafa, immédiatement. Et on lui arrachera la promesse de ne pas «cultiver de rancœur». «Aujourd’hui, à Mopti, tout le monde a un peu tort et personne n’a vraiment raison», sourit tristement Ousmane. Fragile équilibre.

Des séances de conciliation traditionnelles sont organisées pour apaiser les tensions à la suite d’un incident, comme ici après qu’un garçon de 11 ans a été séquestré par un agriculteur, son troupeau ayant piétiné les champs de celui-ci. Samuel Turpin / HCCS

 

La sécheresse, la pluie qui manque, le désert qui avance… Oui, mais pas seulement. La plaine ne parvient pas à absorber toutes les faces cachées des insuffisances des politiques nationales et de la géopolitique sahélienne. Mopti devient l’épicentre des tensions, loin des projecteurs et des caméras de télévision braqués sur le nord du pays depuis 2011: lutte contre l’Etat islamique, revendications d’indépendance des groupes touaregs, opportunisme de groupes paramilitaires qui tirent profit du chaos qu’engendre la confusion régionale.

L’aventure djihadiste

 

L’onde de choc prend en tenailles Mopti, la «Venise du désert». Celle qui figurait dans tous les guides touristiques au côté de Tombouctou, avec sa majestueuse mosquée d’architecture soudanaise à Djenné, les falaises du pays dogon et ses villages troglodytes, a perdu tous ses touristes et toute une économie locale qui s’était développée autour des projets d’agrotourisme. La région a dû absorber subitement plus de 150 000 personnes déplacées fuyant les combats et les menaces, alors que la démographie augmente déjà de 5% en moyenne chaque année. La population du Mali – 18,5 millions d’habitants en 2017, en majorité jeune avec un âge médian de 16,3 ans – devrait doubler d’ici à 2050.

«Beaucoup de jeunes partent. Il n’y a rien à faire ici», lâche Arkietou Diallo, 22 ans, seconde fille d’Ousmane. Lassina, Boicar et Kassim sont du village voisin, Guidjovel, un village dogon. Tous ont entre 20 et 25 ans. Et tous font froidement le même constat: «Ce que faisaient nos parents, nous ne pouvons plus le faire. Pêcher, élever ou cultiver ne suffisent plus à subvenir à nos besoins ni aux besoins de la famille. Alors nous devons nous débrouiller par toutes sortes de petits moyens.» Soit en partant à Bamako ou au Burkina Faso voisin, pour trouver des boulots de misère; soit en pratiquant l’orpaillage et tenter leur chance dans les mines d’or dans des conditions de forçat; soit en se laissant tenter par «l’aventure djihadiste» et les milices d’autodéfense.

Kassim, 20 ans, du village de Guidjovel près de Sofara: «Ce que faisaient nos parents, nous ne pouvons plus le faire. Alors, nous devons nous débrouiller. Partir à Bamako, (…) ou partir vers l’Europe, même si c’est cher et dangereux.» Samuel Turpin / HCCS

 

Ils reçoivent une arme et une formation. Ils se sentent utiles en protégeant leurs familles, convaincus de participer au rétablissement de l’ordre. Mais ils ne s’assimilent pas directement aux forces de l’AQMI (Al-Qaida au Maghreb islamique). «Ce n’est ni notre combat ni notre philosophie. Même si l’islam reste notre guide.» Sans en faire des sympathisants directs, l’AQMI réussit à entretenir le chaos au niveau local, à nourrir un fort ressentiment devant l’inertie de Bamako et à déstabiliser la région.

«Plus rien à gagner»

 

«Lorsque je reviens voir ma famille à Sofara, je ne retrouve plus mes anciens amis. J’apprends qu’ils sont tous partis, un à un», confirme Arkietou. A la mort de son grand-père – alors qu’elle n’avait pas encore 5 ans –, elle avait déjà décidé de faire médecine «pour que les gens ne meurent plus, et que personne n’ait de peine». Elle suit ses études à Bamako pour devenir sage-femme. Impossible pour elle d’imaginer partir et faire sa vie à l’étranger. Elle veut exercer au Mali, dans le monde rural, mais pas à Sofara «parce qu’il n’y a plus rien à faire ici».

Ce n’est pas la terre qui trahit. C’est nous qui la trahissons

Bâ Seydou, pêcheur

Elle ne blâme pas les jeunes qui tentent l’aventure. «Si tu n’as pas fini l’école et que tu ne peux pas poursuivre des études, ou que tes parents ne peuvent pas t’aider pour étudier, tu n’as pas d’autres possibilités que de chercher des moyens ailleurs. Ici, tu ne peux plus rien gagner.»

Arkietou n’a pas connu les sécheresses de 1973 ou de 1984, mais elle a vu la différence depuis son enfance. Des récoltes incertaines, des bœufs trop faibles pour tirer les charrues, les volailles malades, le poisson qui se raréfie. Le plastique partout. La coupe des arbres. «Tout le monde sait, même ici, que couper la forêt aggrave le réchauffement climatique, et que nous sommes en partie responsables. Les jeunes parlent entre eux, même dans la brousse. Mais ils le font car ils n’ont pas d’autre choix. Et ils se disent aussi «si moi, je ne le fais pas, d’autres le feront…», alors…»

Le changement jusque dans les mailles des filets

 

Bâ Seydou pêche à Sofara depuis trente-cinq ans dans le Bani et le Yamé qui se jettent dans le fleuve Niger, comme le faisaient son père et son grand-père. Un privilège et une fierté réservés à l’ethnie Bozo. Sa fierté disparaît avec les bancs de poissons. Bâ Seydou explique: «Le poisson, il n’y en a plus. Ça a commencé à vraiment changer il y a dix ans. Il n’y a plus d’eau. Les rivières sont sèches une grande partie de l’année. Certaines espèces de poissons ont complètement disparu. Et surtout, les poissons ont diminué de taille. Ils sont plus petits. Parce que nous les pêchons trop jeunes. Ils n’atteignent pas leur taille adulte. Avec les sécheresses, tout le monde s’est mis à pêcher ici. Les agriculteurs, les éleveurs. Ceux qui viennent d’ailleurs aussi. Avant, tu ne te souciais pas d’avoir faim. Tu sortais la pirogue, les filets, et tu avais le poisson. Tu échangeais une partie contre de la viande ou des céréales. Tu gardais l’autre partie. Tiens, regarde!»

Bâ Seydou montre la différence entre les filets qu’il utilisait il y a vingt-cinq ans (à droite), et les filets qu’il utilise aujourd’hui (à gauche). Les poissons ont fortement réduit de taille. Samuel Turpin / HCCS

 

Bâ Seydou revient les mains tendues, les doigts écartés. Dans sa main gauche, le filet qu’il utilisait il y a encore vingt-cinq ans. Sa main peut pratiquement passer entre les mailles. Dans sa main droite, le filet qu’il utilise aujourd’hui. «C’est comme une moustiquaire», murmure-t-il en me fixant. «Les poissons sont tellement petits que l’on utilise des mailles de plus en plus fines. Avant, nous rejetions les petits poissons et nous les laissions grossir. Aujourd’hui, on prend tout.»

A Mopti, les représentants de l’Union de défense des pêcheurs font le même constat amer. La région fournissait tout le pays et le Burkina voisin. La pêche était l’identité des Bozos. «C’est de notre faute. Nous ne savons pas protéger la nature. Nous n’en avons pas pris soin. Ce n’est pas la terre qui trahit. C’est nous qui la trahissons. Nous rejetons tous nos déchets dans les rivières. Les eaux de vaisselle, les huiles de moteur, les déchets organiques… Et surtout les sacs plastique. On les retrouve même à l’intérieur des poissons. Ils avalent nos déchets en plastique et s’étouffent. Mais c’est aussi la responsabilité de l’Etat qui laisse tout faire, qui ne gère rien et qui n’encourage pas les changements de comportement.»

Lobbying et corruption

 

Pollution et agriculture industrielle finissent d’achever l’agriculture malienne. «Regarde ce sol. Il est devenu tout blanc. La terre s’est complètement appauvrie, parce que les cultivateurs utilisent intensivement des fertilisants. Tu les as vus, tous ces produits à vendre dans le village? Le Roundup, par exemple. On nous a dit il y a quelques années que c’était la solution à tous nos problèmes. Je me souviens. Le ministre de l’époque, revenant d’un voyage à l’étranger, nous avait assuré qu’il avait trouvé la solution à l’insécurité alimentaire.»

Ousmane déplore les ravages de l’agriculture industrielle et du recours massif aux engrais de synthèse et aux produits phytosanitaires, dont le Roundup.  Samuel Turpin / HCCS

 

Depuis les années 1990, les gouvernements qui se sont succédé ont prôné une même politique agricole. «Une agriculture utile», ricane Ousmane. C’est-à-dire l’agrobusiness basé sur la rentabilité. «On ne cultive plus seulement ce dont on a besoin. On veut produire plus. C’est la course aux profits.»

Environ 800 000 hectares auraient été accaparés ces quinze dernières années au Mali, soit 15% des terres.

Par des tours de passe-passe, de riches Maliens achètent, sous des prête-noms, des milliers d’hectares de terres en jouant sur la confusion des titres de propriété, le plus souvent pour le compte de grandes compagnies étrangères. Des terres qui servent à cultiver des semences destinées à l’exportation: riz, sucre, soja ou jatropha, une plante utilisée pour la production d’agrocarburant. Environ 800 000 hectares auraient été accaparés ces quinze dernières années au Mali, soit 15% des terres. «Il y a pourtant une loi d’orientation agricole qui a été promulguée en 2006, mais qui demeure peu appliquée», déplore Ousmane.

Compétition exacerbée

 

Les effets du changement climatique exacerbent la compétition autour des ressources naturelles, renforçant une situation sécuritaire et économique déjà précaire. Cela alimente les tensions intercommunautaires et ravive des conflits larvés enfouis dans les pages d’histoire, profitant à l’extrémisme et alimentant le conflit dans le nord du pays; ce conflit entraîne des déplacements de populations, qui provoquent à leur tour de nouvelles sources de tensions. Le cercle est vicieux.

Depuis janvier 2018, la division des droits de l’homme et de la protection de la Mission de l’ONU au Mali (Minusma) a documenté 91 violations commises par des groupes d’autodéfense bambaras et dogons, traditionnellement agriculteurs, contre des membres civils de la population peule, des éleveurs, dans les régions de Mopti et de Ségou, ayant fait au moins 488 morts et 110 blessés. Les communautés peules ont de leur côté commis 67 violations des droits de l’homme contre la population civile de la région de Mopti dans la même période, causant 63 morts et 19 blessés. Comment le pays fera-t-il face, dans les prochaines années, alors que le mercure continuera vraisemblablement de grimper? Là, Ousmane ne sourit plus.

 

 

Samuel Turpin

 


Quelques chiffres sur le Mali

Superficie: 1 241 231 km²

Densité: 15,2 hab/km²

Nombre d’habitants: 18,5 millions

Age médian: 16,3 ans

Religion: 2,4% de chrétiens, 94,8% de musulmans

80% de la population vit de cultures de subsistance

+3 °C

hausse de la température au Mali ces 50 dernières années:

-23%

baisse de la pluviométrie depuis 50 ans

 

 

 

Source : Le Temps (Suisse) – Le 13 Septembre 2019

 

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