L’animal a perdu la bataille du transport des hommes et des marchandises, mais son lait et sa viande pourraient devenir des ressources non négligeables si la filière venait à se structurer.
Dans l’océan des dunes de Mauritanie, les « vaisseaux du désert » ne sont pas tous à quai, mais ils ne croisent plus autant qu’auparavant. Quelques caravanes parcourent encore le Sahara chargées de fourrage. Mais il est loin le temps d’abondance des épopées transsahariennes, quand le sel du Sahara s’échangeait contre l’or et les esclaves du « pays des Noirs » (actuel Mali) et que les cités de Chinguetti, Ouadane, Oualata ou Tichite resplendissaient des richesses commerciales et de l’érudition des pèlerins. Les dromadaires ont perdu la bataille du transport des hommes et des marchandises, même s’ils demeurent une valeur refuge, tout à la fois banque, sécurité sociale et caisse de retraite de leurs propriétaires.
Et si leur avenir était ailleurs, dans le secteur agroalimentaire très largement sous-exploité et, certes, moins romantique ? Nagi Ichidou, lui, y croit. Il est l’un des pionniers de cette nouvelle économie cameline. Ou plutôt le digne héritier d’une pionnière. Il y a trente ans, Nancy Abeid Arahamane, ingénieure de formation, Anglaise d’origine, a été la première à discerner le potentiel commercial du dromadaire dans une société mauritanienne en mutation, marquée par l’urbanisation et son corollaire, la baisse du nomadisme. Elle lance alors la première laiterie, nommée Tiviski.
« C’est à la fois le 4×4, le portefeuille et le garde-manger »
Depuis toujours, les Mauritaniens parent de toutes les vertus – y compris thérapeutiques, parfois fantasmées – ce lait très léger mais riche en vitamines A, C et D. « C’est celui qui se rapproche le plus du lait maternel, surtout celui des chamelles qui viennent de mettre bas, et il convient aux gens qui ne supportent pas le lactose », affirme Nagi Ichidou, études scientifiques à l’appui.
Aux qualités nutritives s’ajoutaient jusqu’à récemment d’autres considérations d’ordre social, nettement plus contestables sur le plan sanitaire, mais qui soulignent l’importance de cet aliment dans la culture locale. « Traditionnellement, sous les “bonnes tentes”, dans les familles nobles ou aisées, la fillette à peine âgée d’une dizaine d’années subissait le gavage […], ingurgitait chaque nuit 15 à 20 litres de lait […], sous la menace. Cette pratique, aujourd’hui considérée par beaucoup comme désuète, visait à affirmer l’importance du troupeau de la famille et donc à matérialiser son aisance matérielle », écrivait Céline Lesourd, anthropologue au CNRS, dans un numéro de la revue Politique africaine publié en 2007.
Ce n’est pas ce marché-là que visait Nancy Abeid Arahamane. Lorsqu’elle lance son entreprise, il n’existe pas d’autres moyens pour acheter le lait que d’aller sous des tentes montées au bord des routes, à proximité des villes. Avec un seul employé et une bonne dose de ténacité, elle collecte à ses débuts 60 litres de lait de chamelle par jour, qu’elle commercialise dans des petits magasins. A l’époque, l’idée détonne.
« Le lait de chamelle était auparavant essentiellement destiné aux membres de la famille élargie, aux hôtes de passage et aux nécessiteux », écrit Bernard Faye, vétérinaire et camélologue de référence, dans Cahiers Agricultures (2017). « Le dromadaire, ajoute Nagi Ichidou, c’est tout à la fois le 4×4, le portefeuille, le garde-manger… Jusqu’à récemment, on ne mesurait pas la richesse par la grosseur des comptes en banque, mais par la longueur de l’enclos. » Aujourd’hui encore, la filière cameline est balbutiante, concentrée sur la vente d’animaux sur pieds ou de viande de boucherie pour les grandes occasions.
Des élevages commerciaux encore « très minoritaires »
Un premier tournant avait pourtant été pris en 1971. El Hacen Ould Taleb, mémoire vivante de l’histoire du pastoralisme en Mauritanie et son plus fervent défenseur, s’en rappelle. Son visage ridé comme un paysage de dunes et son oreille un peu dure prouvent que ses souvenirs remontent loin dans le temps ; à une époque « où les éleveurs étaient 100 % nomades », bien avant la création de Nouakchott, sortie des sables à l’indépendance.
Au début des années 1970, donc, le Sahel est frappé par une terrible sécheresse qui décime les troupeaux. Y compris les dromadaires, pourtant champions de la survie en milieu hostile. « Les hommes d’affaires ont alors acheté à vil prix les animaux restants aux petits propriétaires, pour créer des élevages commerciaux. C’est-à-dire vendre les bêtes puis en racheter pour reconstituer les troupeaux. C’était nouveau », se rappelle le vieil homme, président du Groupement national des associations de coopératives pastorales.
Mais ce phénomène de concentration n’a pas pour autant révolutionné la filière. « La majorité du cheptel est toujours détenue par des petits éleveurs possédant entre 10 et 30 animaux, souvent hérités de leurs parents. Le reste entre soit dans la catégorie des élevages de prestige, propriété de riches Mauritaniens pour leur plaisir personnel, soit des élevages commerciaux, très minoritaires », explique Mohamed Djeledi, ancien administrateur de l’antenne mauritanienne de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et également éleveur.
Aujourd’hui, l’entreprise Tiviski compte 280 salariés et collecte 30 000 litres de lait par jour, dont 40 % provenant des camélidés, le reste d’ovins et de bovins. Pas de quoi concurrencer les importations de produits lactés (deuxième poste dans les importations alimentaires), qui satisfont les deux tiers de la demande des 4,5 millions d’habitants. « Le lait de chamelle est un produit de niche, explique Nagi Ichidou. Mais il est en phase avec l’évolution des goûts des consommateurs portés vers le bio, surtout aux Etats-Unis, aux Pays-Bas, en Allemagne… » Pour le moment, toutefois, le marché européen restera fermé à ce produit tant que la Mauritanie ne remplira pas les normes phytosanitaires de l’Union européenne (UE). Mais le directeur général de Tiviski reste persuadé que « ce produit a un grand avenir ».
De même que le commerce de la viande cameline, notamment à destination des Etats côtiers d’Afrique, au sud de la Mauritanie, dont la croissance démographique est synonyme d’alléchants marchés. Le Sénégal, entre autres, est devenu un débouché majeur et, progressivement, une terre d’élevage pour les troupeaux mauritaniens. « La viande de chameau est maigre et son coût de production est sans doute l’un des plus bas du monde », explique Abder Benderdouche, vétérinaire tropicaliste français qui conduit le programme, financé par l’UE, de Renforcement institutionnel en Mauritanie vers la résilience agricole et pastorale (Rimrap).
« Pas d’abattoir adapté, ni de médicaments spécifiques »
Autre élément porteur : à la différence des bovins, « l’élevage camelin peut tirer profit [du] contexte de changements climatiques qui lui sont favorables, car surtout marqués dans son aire géographique de prédilection par une aridification accrue du milieu », écrit Bernard Faye. Mais passer à l’étape supérieure nécessite une réforme de l’organisation de l’élevage mauritanien. « Or il n’y a toujours pas d’abattoir adapté, ni de médicaments spécifiques contre les deux principaux maux du chameau – la gale et la trypanosomiase, transmise par la mouche tsé-tsé –, ni de campagne de vaccination », regrette El Hacen Ould Taleb.
Les statistiques, aussi, sont sujettes à caution. Aucun organisme ne s’est lancé dans un comptage précis. « Il y a probablement entre 1,6 et 1,8 million de têtes en Mauritanie, soit le troisième cheptel parmi les pays arabes. Mais on ne sait pas vraiment. Il faut dire que les éleveurs n’aiment pas communiquer leur nombre de têtes. Ça peut apporter le mauvais œil et… les impôts », avance un fonctionnaire du ministère de l’agriculture.
Au niveau national, l’organisation de la filière souffre d’une gouvernance erratique. C’est peu dire que l’évocation de l’élevage des dromadaires auprès d’un responsable gouvernemental n’opère pas la même magie que la perspective mirifique des revenus espérés des gisements gaziers offshore récemment découverts. « Ce n’est pas une priorité du gouvernement », euphémise El Hacen Ould Taleb.
L’histoire du Centre mauritanien de développement de l’élevage camelin (CMDEC) résume ces difficultés. L’idée de ce centre destiné à améliorer la race cameline grâce aux biotechnologies et à l’insémination artificielle a été lancée sur un coup de tête du président sortant, Mohamed Ould Abdelaziz, lui-même propriétaire d’un troupeau de prestige, en marge d’une rencontre avec le secrétaire général de la FAO, en 2014. Cinq ans plus tard, le CMDEC n’a toujours pas décollé. Malgré les promesses, la route pour y arriver, dans la proche banlieue de Nouackchott, n’est toujours qu’une piste défoncée. Le raccordement électrique vient à peine d’être réalisé. Une poignée de chameaux sélectionnés somnolent dans des enclos.
« C’est tout le problème de ce pays, confie un homme d’affaires. Des décisions sont prises au plus haut niveau et ne redescendent pas dans les ministères. Il n’y a aucun suivi et les projets s’ensablent. »
Christophe Châtelot
(Nouakchott, envoyé spécial
Source : Le Monde
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