« Toni Morrison et Maryse Condé, encres de l’Atlantique noir »

Selon l’universitaire Maboula Soumahoro, l’écrivaine américaine disparue et sa consœur guadeloupéenne « partagent le même continent, la même diaspora, le même imaginaire ».

Tribune. A l’heure de la disparition de la grande Toni Morrison, il paraît aisé d’évoquer le parcours à la fois extraordinaire et singulier de celle qui fut la première Afro-Américaine à obtenir le prix Nobel de littérature, en 1993. Et pour cause, Toni Morrison a tout fait, elle a tout gagné : une multitude de prix littéraires nationaux et internationaux, distinctions et doctorats honorifiques. Ceux-là attribués sur la base d’une production se déclinant sur plusieurs genres (romans, nouvelles, essais, articles, musique, littérature pour enfants).

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Toni Morrison doit également être reconnue pour sa pensée et son engagement féministes et politiques. En cela, sa vie et son œuvre rappellent celles, tout aussi extraordinaires et singulières, de la Guadeloupéenne Maryse Condé. En effet, les voix et les écrits de Toni Morrison et de Maryse Condé émanent de l’Atlantique noir et se sont adressés au monde entier. Et toutes deux sont liées par le prix Nobel, l’officiel ou celui décerné exceptionnellement par l’éphémère « New Academy » en 2018.

Intériorité et universalisme

 

Entre 1970 et 2015, Toni Morrison a publié onze romans. Son écriture a été décrite comme dense, déroutante, mais surtout unique et incomparable. Chaque fois, il s’est agi d’accorder à l’expérience noire états-unienne une intériorité, une intimité, une réalité et un universalisme ancré dans la vérité de sa spécificité. Il ne faut y voir nul oxymore, mais plutôt un effort inlassable d’humanisation. Celle d’une population dont l’existence même est si intimement liée à l’histoire moderne et à la déshumanisation qu’elle a mise en œuvre.

Coïncidence du calendrier, l’année 2019 marque le 400e anniversaire de l’arrivée des premiers Africains sur le territoire qui se destinait à devenir les Etats-Unis d’Amérique en 1776. Que cette histoire soit britannique ou proprement états-unienne, elle pointe vers celle de la traite négrière transatlantique, de l’esclavage, de la guerre de Sécession, de la ségrégation et des lynchages, des luttes de résistance et de libération menées de tous temps par la communauté afro-américaine. C’est donc également dans cette histoire et ces traditions que l’écriture, la carrière et les activités de Toni Morrison s’inscrivent.

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Car Morrison fut d’abord une étudiante de ces histoires et traditions, comme en atteste son cursus universitaire débuté à l’université noire Howard. Elle fut ensuite une éditrice au flair imparable, qui s’est appliquée à encourager et faire reconnaître la narration afro-américaine de qualité en publiant notamment les autobiographies d’Angela Davis ou de Mohammed Ali. Elle fut enfin professeure et critique littéraire, formant ainsi des générations d’étudiants en littérature, tout en produisant plusieurs articles et essais majeurs sur le sujet. Les honneurs et hommages rendus presque unanimement à travers les Etats-Unis et le reste du monde sont justifiés. Toni Morrison est incontestablement un monument de la littérature des XXe et XXIe siècles.

Peau noire, yeux bleus

 

C’est en 1970 qu’elle a fait une entrée fracassante sur la scène littéraire, avec la publication de son premier roman, L’Œil le plus bleu, dans lequel la petite Pecola Breedlove, victime d’un inceste paternel, prie chaque soir pour obtenir des yeux bleus. Ceux-ci la rendraient belle et mettraient un terme à toutes ses souffrances. L’impossible réalisation de ce désir mènera Pecola Breedlove à la folie. Ce premier ouvrage de Morrison, du fait de son exploration de la symbolique des yeux bleus associés aux corps construits comme noirs, nous permet de bifurquer vers l’un des autres points d’ancrage de l’Atlantique noir : la Guadeloupe française.

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Ainsi, l’écrivaine Maryse Condé évoque Morrison et la littérature afro-américaine dans Le Cœur à rire et à pleurer, sa première autobiographie, parue en 1999. Plus tard, Condé a également évoqué les yeux bleus de personnages noirs dans son roman En attendant la montée des eaux (2010). Suivant les pérégrinations d’un Traoré de Ségou, ville du Mali et titre de l’opus magnum de Condé, naviguant dans le triangle Atlantique en ce début de XXIe siècle, le récit sillonne la diaspora africaine.

Comme chez Morrison, les yeux bleus sont les marqueurs d’une souffrance originelle et éternelle. Cependant, si chez Morrison le désir des yeux bleus constitue la source de la souffrance, chez Condé, le fait de les posséder est la cause de bien des ennuis, car ils expriment le chagrin causé par la perte des siens et l’arrachement violent à la terre d’origine.

Les voix du « nouveau monde »

 

Née elle aussi dans les années 1930, Maryse Condé se distingue par son œuvre littéraire et scientifique foisonnante et maintes fois primée. Condé a également fait preuve d’un engagement politique conséquent, notamment pour l’indépendance de la Guadeloupe. En tant que professeure de littérature au sein de plusieurs universités françaises, mais surtout états-uniennes, elle a formé plusieurs générations d’enseignants et de chercheurs reconnus. Enfin, elle a passé de nombreuses années sur le continent africain, qui apparaît directement ou indirectement dans une large partie de ses romans.

 

L’écriture de Morrison est profondément ancrée dans sa communauté afro-américaine, tandis que Condé, depuis la Guadeloupe, sonde tant la diaspora africaine que le continent africain. Morrison et Condé donnent à entendre les voix du passé et de l’avenir. Les voix du « nouveau monde ». Celles de ce que l’histoire a nommé « l’ère moderne ». Il est regrettable que la France hexagonale rechigne tant à pleinement s’inscrire dans cette histoire. En faisant cela, elle garde les yeux rivés sur cette Amérique du Nord visible et puissante, alors qu’elle néglige les fruits et trésors de sa propre part d’Amériques.

Toni Morrison et Maryse Condé partagent le même continent, la même diaspora, le même imaginaire. Elles se rejoignent dans la narration d’expériences façonnées par l’histoire. Elles sont sœurs dans le talent. La tristesse et la perte immense légitimement ressenties à la disparition de l’aînée ne peuvent que nous rappeler l’urgence et la nécessité de chérir et célébrer la cadette.

Maboula Soumahoro

Maboula Soumahoro est maîtresse de conférences en langue et littérature anglaise et anglo-saxonne à l’université de Tours et présidente du Black History Month.

Source : Le Monde

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