Racisme anti-Noirs au Maroc : « Le Coran ne soutient pas la pratique de l’esclavage mais son abolition »

Chouki El Hamel, historien marocain installé aux Etats-Unis, retrace le passé esclavagiste du royaume chérifien pour décrypter le racisme qui perdure au Maroc.

Chouki El Hamel, professeur à l’Université d’Arizona, a réédité en français son ouvrage Le Maroc noir, une histoire de l’esclavage, de la race et de l’islam, aux éditions La Croisée de Chemins.

Traduit en français par Anne-Marie Teewissen, l’ouvrage était écrit à l’origine en anglais par le chercheur marocain, installé aux Etats-Unis, après des études à La Sorbonne. L’ouvrage exhume le passé esclavagiste du Maroc et déconstuit les stéréotypes sur les Noirs pour analyser le racisme qui sévit encore dans le royaume chérifien.

 

Pourquoi l’histoire de l’esclavage est-elle encore taboue et n’avait été que peu étudiée auparavant ?

 

Chouki El Hamel Des études visant à restaurer le rôle oublié des Noirs en Afrique du Nord viennent seulement de commencer. Elles visent à remettre en question les interprétations conventionnelles de l’esclavage en terre d’islam, de raconter l’histoire des sous-représentés et de révéler le système d’inégalité, les sentiments de supériorité et la narration nationaliste en tant que système de contrôle social des minorités marocaines marginalisées. Malgré la diversité et l’africanité du Maroc, l’esclavage a été profondément façonné par les identités raciales et il était alors associé à des origines africaines, comme si le Maroc n’était pas africain.

A quand remonte le racisme envers les Noirs au Maroc ?

 

La société marocaine était malheureusement divisée par la couleur et la « race ». J’ai soutenu dans ce livre que les concepts de « race » et de racisme ne sont pas une invention euro-américaine. J’ai tracé des généalogies distinctes de ces concepts en Afrique du Nord pendant la période islamique. Dès le XVIe siècle, des dynasties marocaines ont lié la « blancheur » à la légitimité politique et à la liberté, comme le sultan Ahmad Al-Mansour (r. 1578-1603).

L’Histoire est aussi témoin de musulmans asservissant d’autres musulmans. Par exemple, les Haratine [terme qui désigne les Maures noirs], des « Noirs libres », anciens esclaves, ont été asservis pendant le règne du sultan Moulay Ismaïl au XVIIe siècle. Cet asservissement illégal a marqué un tournant crucial dans l’histoire marocaine et a façonné l’avenir des relations raciales futures et de « l’identité noire ».

Pourquoi la politique de Moulay Ismaïl a-t-elle été si marquante ?

 

En 1672, le sultan alaouite Moulay Ismaïl a voulu former une armée permanente et loyale pour faire face à l’instabilité politique. Dans un projet discriminatoire, il donna l’ordre d’asservir tous les Noirs, dont les Haratine, qui étaient pourtant libres par leur statut. Pourtant, selon la loi islamique, aucun musulman libre ou devenu libre ne peut être soumis à l’esclavage. Afin de justifier la construction de cette armée de Marocains noirs grâce à l’esclavage, Moulay Ismaïl estima que les Haratine étaient des gens différents des Arabes ou Amazighs, plus patients et plus obéissants.

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D’autres musulmans noirs ont été asservis en Afrique, mais l’exception marocaine réside dans l’ampleur et les méthodes de cette opération. Au total, sous le règne du sultan Moulay Ismaïl (1672 à 1727), plus de 221 320 personnes noires ont été humiliées et violées, leurs droits légaux, dont leur liberté, bafoués. Ce projet a perpétué le statut d’esclave de tous les Noirs, même de ceux qui étaient libres.

En quoi est-ce pionnier d’étudier l’esclavage à travers le prisme de l’islam ?

 

Il s’agissait d’un racisme religieux à code couleur. L’asservissement des musulmans noirs et de Noirs marocains a été légitimé dans une culture islamique par leur prétendu statut d’esclaves et leur passé païen. Dans mon livre, je soutiens que, contrairement à plusieurs textes judiciaires islamiques dominants, le Coran ne soutient pas la pratique de l’esclavage, mais plutôt son abolition. Le Coran préconise une structure sociale visant à créer un environnement juste, au service de Dieu, et non pas des relations de hiérarchie et de servitude entre les groupes sociaux ou les peuples.

Peut-on dire que le Coran a été utilisé politiquement pour justifier l’esclavage ?

 

Il n’existe dans le Coran aucun verset qui indique l’acception de l’esclavage en tant que pratique sociale normale. Malheureusement, la plupart des interprètes masculins dans le monde islamique ont prévalu contre cette voix éthique et ont fait exactement le contraire des recommandations du Coran.

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Dès le début, l’interprétation et la codification du droit islamique ont été intimement liées à la création de l’Empire islamique. Le message initial du Coran a été progressivement érodé par les aspirations politiques et de pouvoir du régime élitiste. Les oulémas [théologien du Coran et des traditions musulmanes] se sont appuyés sur certains hadith [traditions relatives aux actes et aux paroles de Mahomet] obscures et dans leurs propres interprétations sélectives du Coran.

Quelles ont été les résistances à l’esclavage au Maroc ?

 

Le rejet moral de l’esclavage a toujours existé dans l’histoire islamique. Des personnages importants ont tiré des conclusions fondées sur le Coran qui justifieraient l’abolition de l’esclavage. Mais leurs interprétations ont été inefficaces jusqu’au XIXe siècle, quand les idées modernes occidentales en faveur du mouvement abolitionniste ont prévalu. Les interprétations du texte sacré sont si contradictoires que la Tunisie a rendu l’esclavage illégal en 1846, avant même la France [l’abolition définitive date de 1848]. En revanche, l’esclavage au Maroc n’a jamais été aboli par aucun décret de l’autorité royale. L’esclavage a plutôt disparu du fait du système capitaliste introduit par l’occupation coloniale française du Maroc.

Justement, l’esclavage existait-il toujours au Maroc pendant le protectorat ?

 

Le trafic d’esclaves était officiellement aboli. Mais il était interdit aux fonctionnaires du protectorat de s’immiscer dans les foyers des musulmans. L’autorité coloniale a donc consenti tacitement à l’esclavage, utilisé principalement à des fins domestiques. Elle se limitait à prendre des mesures administratives contre les aspects de l’esclavage qui choquaient, dans les cas d’excès et d’abus évidents. A partir de 1935, l’establishment royal marocain coopéra pour lutter contre la vente clandestine d’esclaves. A noter que les commerçants français ont profité de la traite négrière pour embarquer en tant que passagères à bord de navires français des Sénégalaises qui étaient ensuite vendues à des riches Marocains à titre privé.

Quel est l’héritage de cette histoire noire sur la société marocaine actuelle ?

 

A l’heure actuelle, tous les termes désignant les Noirs tels que « Haratine » et « Kuhal » – pluriel de « couleur noire » – sont utilisés de manière interchangeable dans la plupart des régions du pays. Le mépris racial persiste donc à l’égard des Haratine et des Noirs en général.

Si certains Noirs ont intégré les couches sociales élevées et exercé toutes sortes de professions, la majorité se bat encore en marge d’une société injuste. Il existe toujours des villages entiers considérés comme des groupes marginalisés privés de services sociaux et administratifs de base. Les mariages mixtes entre Arabes ou Amazighs et Noirs à la peau claire sont encore perçus comme un tabou social et honteux dans le sud du Maroc.

Chouki El Hamel, historien marocain professeur à l’Université d’Arizona, aux Etat-Unis, est l’auteur de l’ouvrage Le Maroc noir, une histoire de l’esclavage, de la race et de l’islam, aux éditions La Croisée de Chemins (2019).

Source : Le Monde

 

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