En Tunisie, la ferveur populaire sublime le deuil en une célébration à la gloire du pays

Les obsèques du Président Beji Caïd Essebssi ont rassemblé plusieurs milliers de personnes à Tunis, unis pour un moment après les différentes crises politiques qu’a traversé le pays.

« C’était très touchant, pour moi il représentait un peu ce qu’avait laissé Bourguiba, des valeurs, des idées, des actions fortes en faveur des femmes. Je voulais être là pour lui rendre un dernier hommage », témoigne Nabila Ben Hamouda, 56 ans sur le pas de sa porte. Cette voisine du palais Présidentiel à Carthage a attendu pendant plus de deux heures sous le soleil, le passage du cortège funèbre à la sortie du palais, samedi 27 juillet, comme des centaines de personnes amassées sur la route qui mène au palais.

Pour beaucoup de Tunisiens, les obsèques nationales du Président décédé le 25 juillet représentent un moment d’émotion, certes, mais aussi un temps fort politique. Dès la sortie du cortège sur les coups de midi et demi, youyous et saluts militaires se marient aux très spontanés « vive la République » de Tunisiens parés de drapeaux, autour du cou, de la taille ou en robe. Preuve que ces obsèques nationales qui ont duré toute la journée de samedi ont ravivé le sentiment patriotique.

Bourguiba : un enterrement confisqué

 

Il y a presque vingt ans, le pays s’était vu « confisqué » l’enterrement du chef d’Etat Habib Bourguiba pour qui Ben Ali, Président de l’époque n’avait pas voulu organiser un tel évènement. « Beaucoup de Tunisiens ont été frustrés, estimant alors s’être fait voler leur chagrin national et leur deuil. Ce samedi a été une forme de revanche que certains sont venus vivre en direct pour se rattraper de ce qu’ils n’avaient pas pu vivre avec la mort de Bourguiba. Et si on en a peut-être fait trop, c’est justement pour marquer cet instant », analyse Youssef Seddik, philosophe tunisien.

D’ailleurs dans le cortège officiel, le véhicule militaire orné de fleurs et du drapeau tunisien tractant la civière présidentielle était accessible aux yeux de tous, suivi du nouveau président par intérim de l’assemblée, Abdelfattah Mourou marchant au pas, avant d’être rejoint, à Tunis pour former une procession vers le cimetière du Djellaz où la famille Essebssi possède un carré familial. Dans ce cimetière, sont également enterrés Chokri Belaid et Mohamed Brahmi, deux opposants politiques assassinés en 2013, dont les funérailles avaient fait l’objet de mouvements de foule et de deuil collectif également. « On ne peut pas comparer les deux comme l’ont fait certains. Les enterrements de ces deux hommes étaient un moment révolutionnaire, il fallait absolument y être. Pour les funérailles d’Essebssi, ce n’est pas tant la personne du chef de l’Etat que la solennité du moment, nous sommes dans un moment institutionnel fort, qui montre combien la Présidence de la république reste un symbole important alors que nous pensions ne plus avoir d’institutions solides », analyse Hisham Ben Khamsa, directeur de la communication de Festivals. Lui a choisi de regarder la cérémonie chez lui, via la retransmission par la Télévision Nationale préférant voir « le tout en détail plutôt que vivre quelques minutes d’émotions ».

La foule lors des funérailles de l’ancien président tunisien Beji Caid Essebsi à Tunis (Tunisie) le samedi 27 juillet 2019. De nombreux dignitaires tunisiens et internationaux se sont réunis pour les funérailles d’Essebsi, le premier chef d’État élu dans le pays, décédé à l’âge de 92 ans.. (AP Photo/Hassene Dridi) Hassene Dridi / AP

 

Alors que les télévisions des cafés, habituellement branchées sur le football ou les chaînes musicales, retransmettaient également la cérémonie en direct, Tarak Bey, 38 ans, s’est rendu à pied vers l’entrée du Djellaz. Jeune membre de Nidaa Tounes, le parti du Président, il avait participé à la campagne électorale de 2014 et milité activement, jusqu’à sa démission pour rejoindre le parti de Youssef Chahed, Tahya Tounes. Même s’il a quitté le parti du chef de l’Etat, Tarek confie qu’il avait appris beaucoup de Beji Caïd Essebssi. « Il reste notre père spirituel à tous parce qu’il a consacré sa vie à édifier un état tunisien, la chose publique était sa destinée et à l’époque de la création de Nidaa, c’est ce qui a nous a tous donnés de l’envie et l’énergie », raconte-t-il avec émotion.

Une foule en pleur

 

Sur l’avenue, des images d’hommes et de femmes en pleurs ou tentant d’apercevoir le cortège, défilent à la télévision. « Je pense que tous les Tunisiens avaient besoin de ce moment collectif pour saluer ce qu’il avait fait et ce qu’il incarnait. Les gens ont de l’affection pour lui et j’ai pu voir aussi que beaucoup de femmes étaient présentes, en signe de reconnaissance », ajoute-t-il en référence aux avancées (pas toutes achevées) de la condition féminine.

Cette affection, le Président français Emmanuel Macron en a aussi parlé lors d’un discours pendant la cérémonie qui a précédé le cortège. « Vous avez perdu un grand Président. (…) Dans des temps difficiles où l’obscurantisme menaçait (…) il a fait partie de ceux qui ont tenu avec courage pour une Tunisie éclairée, ouverte, tolérante, attachée aux valeurs universelles », a-t-il déclaré.

Sur le Facebook tunisien, habituellement rempli de statuts critiques et de débats politiques, la pluralité des opinions a aussi laissé place au recueillement, au partage de souvenirs, ainsi que des réflexions. « La Tunisie a besoin d’un récit national. Le récit national n’est pas LA vraie histoire du pays, mais une construction mentale qui réunit les Tunisiens et qui rend leur action collective plus forte que la somme de leurs actions individuelles. (…) A ce récit s’ajoute aujourd’hui un chapitre : celui du premier président élu au suffrage universel direct », écrit l’internaute Mohamed Don Weld Arabasta, qui plus loin, ajoute : « Avec le départ de Beji Caid Essebsi, je souhaite retenir deux images : le procès qu’il aura perdu contre un simple citoyen, et sa rencontre avec sa propre marionnette aux guignols. Images inimaginables il y a 10 ans en Tunisie, et inimaginables chez nos voisins dans les années à venir. C’est ce récit qu’il faut retenir. Nous sommes devenus démocrates. »

Comme le rappelle l’internaute, la mort de Beji Caïd Essbessi n’est pas seulement un deuil mais l’occasion de consolider des institutions démocratiques. Témoins la célérité d’un parlement habituellement divisé, à organiser dès jeudi 25 juillet, la passation de pouvoir ; et aussi le déroulement sans anicroches de funérailles publiques. Bien sûr, maintenant la Tunisie fait face à des enjeux de taille, avec l’organisation d’élections présidentielles anticipées pour septembre et la succession du Président ; mais le pays aura au moins connu, le temps de quelques jours, un vrai moment d’accalmie et de communion nationale.

Source : Le Monde

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