La Saison Africa 2020 à un an du top départ

Initié par le président Emmanuel Macron lors de son discours à Ouagadougou en 2017, le projet veut tisser de nouvelles relations avec le continent.

Quand elle s’assoit en bout de table, visage fermé, on mesure vite que N’Goné Fall n’aime pas trop qu’on lui vole ce temps précieux après lequel elle court depuis juillet 2018. « Dans un an, la Saison Africa 2020 sera lancée. J’y travaille depuis un an. Nous sommes exactement à mi-parcours », campe-t-elle de sa voix grave et puissante.

De la Saison Africa 2020, on ne saura donc pas tout, car le chantier en est aux fondations. Mais l’architecte sénégalaise en charge de ce projet hors normes, qui se déclinera partout en France (Guadeloupe, Guyane et Réunion compris), entre juin et décembre 2020, se félicite déjà des 450 « marques d’intérêt » reçues. Autant de musées, de centres d’art, de centres chorégraphiques ou de villes qui ont fait savoir à la commissaire de la Saison Africa 2020 qu’ils souhaitaient organiser un événement qui fasse dialoguer la France et le continent africain. Juste ce qu’elle cherchait. Même s’il ne va pas de soi de faire travailler ensemble un pays d’un côté, et cinquante-quatre de l’autre.

Peu connue du grand public, N’Goné Fall est une figure du monde de l’art. Cette Sénégalaise de 52 ans est commissaire d’expositions indépendante, consultante dans l’ingénierie culturelle. Diplômée de l’Ecole spéciale d’architecture de Paris, elle a assuré la direction éditoriale de Revue noire, un magazine d’art contemporain, entre 1994 et 2001, a écrit beaucoup et enseigne à l’université Senghor d’Alexandrie, en Egypte.

Appréhender les Afriques

 

Cette conversation entre un pays et un continent est le défit de la Saison Africa 2020. Elle veut aller au-delà des traditionnelles saisons croisées qui, depuis 1985, mettent en valeur un pays. Africa 2020 se glisse, certes, dans le cadre des saisons classiques. Comme elles, elle ambitionne de tisser des liens durables, favoriser des coproductions, développer les échanges et renforcer la coopération. Mais la Saison Africa 2020 explose aussi ce carcan, car la vieille France et ses 67 millions d’habitants auront face à elle le 1,2 milliard d’habitants du continent le plus jeune de la planète. C’est toute l’originalité du projet, mais c’est aussi l’écueil qui le guette s’il ne permet pas d’appréhender les Afriques du continent.

Pour comprendre la genèse de l’opération, il faut se replonger dans le discours de Ouagadougou qu’Emmanuel Macron avait prononcé le 28 novembre 2017 au Burkina Faso. C’est là qu’il a pour la première fois avancé l’idée de la Saison (au départ seulement artistique), présentée comme un maillon indispensable d’une nouvelle relation avec le continent.

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Il estimait que nos relations sont fondées sur des a priori, des clichés, et qu’il fallait commencer par déconstruire. D’où l’idée de ce moment destiné à mieux se connaître. « Tout sera montré en France, avec un effet miroir sur le continent. Le principe de co-construction de toute la programmation est essentiel et des professionnels africains issus de tout le continent vont travailler avec des institutions françaises », rappelle N’Goné Fall, qui voit ces six mois de remue-méninges comme le début de cette nouvelle relation.

D’ailleurs, elle se réjouit déjà de compter « en décembre 2020 le nombre de petites graines plantées », les relations pérennes qui se seront établies entre les deux continents. Et, en attendant, se fait fort de mettre en lien chaque institution française qui veut participer avec un artiste, une école ou un musée dans un des cinquante-quatre pays africains.

Cinq thèmes principaux

 

La toute première réunion du comité de programmation aura lieu début juillet. « Nous allons présélectionner des projets d’envergure. Surtout dans les domaines du spectacle vivant et de l’art contemporain qui ont besoin de temps de production plus long. La littérature, le sport, l’innovation et le cinéma viendront ensuite. Et je pense qu’en décembre on aura tout bouclé », rappelle l’architecte.

Pour que ce grand événement évite de partir dans tous les sens, l’intellectuelle a d’abord commencé par une retraite à Saint-Louis du Sénégal, son fief, avec quatre personnes de confiance. « Ma question était : quels messages, nous Africains, voulons-nous adresser à la France et au reste du monde ? De quelles questions, qui nous tiennent à cœur, voulons-nous discuter ? Car il s’agit bien pendant six mois de productions intellectuelles et artistiques. On n’est pas là, nous les Africains, pour vous divertir, mais pour réfléchir ensemble », rappelle-t-elle.

 

Et d’enchaîner : « Ça m’agace qu’on assimile la Saison Africa 2020 à une saison culturelle. C’est bien plus que ça ! On n’est pas dans de l’événementiel ! Pour changer le regard, il faut que la France montre qu’elle n’est plus dans la Françafrique, qu’elle prouve qu’elle a changé de logiciel. De leur côté, les Africains doivent être capables de montrer le potentiel de leur continent et qu’eux aussi se défassent des clichés et de leur amertume », explique-t-elle.

Et si c’est un pari fou, c’est justement ce qui lui plaît. « Parce que l’Elysée m’a parlé géopolitique et que j’aime la géopolitique. Changer l’image que la France a de l’Afrique et que l’Afrique a de la France… Sacré défi », médite-t-elle, s’égarant juste un instant dans ses pensées.

Et justement, pour que tout cela tienne intellectuellement, de sa retraite à Saint-Louis ont émergé cinq thèmes qui constituent la colonne vertébrale du projet. Des titres qu’elle a voulus très poétiques « pour éviter de tomber dans la pensée unique », dit-elle. Le premier axe sera donc « l’oralité augmentée ». Il porte sur la transmission des connaissances aujourd’hui. A ceux qui se demande comment on met en scène un tel thème, N’Goné Fall explique à titre d’exemple que « le Centre des monuments nationaux a proposé l’organisation d’un campus des mots qui prendra le français comme point de départ pour aborder les langues, les questions liées à l’illettrisme et à la traduction ».

« Donner la parole à ceux qui font bouger les lignes »

 

Le deuxième thème, intitulé « l’économie et la fabulation », portera sur la redistribution des 6 % de croissance de l’Afrique… « A qui profitent-ils ? », demande-t-elle, avant de citer le travail d’une plasticienne qui a lancé un projet de recherche sur les concessions minières pour essayer de comprendre à qui appartient l’Afrique. Le troisième thème sera centré sur « l’archivage des histoires imaginaires », le quatrième intitulé « fiction et mouvements (non) autorisés », une façon politiquement correcte d’ouvrir le dossier des déplacements et des migrations et de rappeler que « les Africains bougent, certes, mais bougent d’abord sur leur continent ». Une façon aussi de souligner que les plus grands camps de réfugiés sont en Afrique, « et que l’Europe doit se calmer un peu sur ce point », ajoute N’Goné Fall. Quant au cinquième thème, plus politique encore, il portera sur les « systèmes de désobéissance », pour éclairer comment bougent les sociétés.

Pour les temps forts, c’est déjà tout vu. « Le mois de juin sera un temps d’ouverture, avec la Philharmonie d’abord dès le 1er juin. Ensuite, le 6 juin, une dizaine de festivals organiseront des plateaux de musiques actuelles, en même temps sur tout le territoire », précise-t-elle. Septembre sera un moment de débats et décembre refermera la Saison avec des focus sur les entrepreneurs, les start-up et un forum sur l’innovation. Une demi-année largement pensée pour la jeunesse qui est le cœur de cible.

 

« Il faut donner la parole aux innovations, à ceux qui font bouger les lignes sur le continent et ailleurs. Ce sont les leaders de demain. Alors arrêtons de leur donner des leçons et écoutons-les, dialoguons. En tout cas, ce sont eux qui m’inspirent le plus. Ils sont en résonance, en dialogue permanent avec le monde », explique N’Goné Fall. C’est pour eux déjà qu’elle avait participé à la création à Dakar du collectif GawLab, une plate-forme de promotion de l’art numérique, qui tourne notamment grâce au soutien financier d’une grande entreprise.

L’argent étant là encore le nerf de la guerre, c’est le financement, bouclé en décembre prochain, qui fixera l’ampleur de la manifestation. Les entreprises françaises sont réunies au sein d’un comité des mécènes dirigé par Stéphane Richard, PDG d’Orange, et les africaines dans un autre dirigé par l’homme d’affaires nigérian Aliko Dangote. L’argent privé est le bienvenu, même si la Saison Africa 2020 bénéficiera de financements de villes, de régions et de fonds étatiques puisque le budget de l’Institut français a été prévu à la hausse pour accueillir ce projet hors normes. A l’heure où tout est encore en construction, une seule chose est sûre : l’opération doit être réussie, car elle est éminemment politique.

Maryline Baumard

Source : Le Monde

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