Je réagis à la tribune de mon ami Taleb Ould Sid’Ahmed, intitulée « Et si Les Haratines n’étaient pas esclaves ?» Il tente dans son article de penser avec une rare rigueur scientifique et intellectuelle la mécanique des modes de transmission du statut d’esclave au sein de la communauté haratine.
Par Abdoulaye Wane*
Comme un droit de succession inaliénable, ce statut social, basé sur la condition ou l’idée de servilité, est en effet transmis de génération en génération, tout au moins dans l’imaginaire collectif mauritanien. Taleb écrit : « Ce qui nous importe dans cette tribune, ce n’est pas tant le foyer géographique des Haratines, mais le fait de leur attribuer héréditairement des origines esclaves, au risque de provoquer chez eux et leur descendance une sorte de refoulement au sens freudien du terme. »
À la recherche de nos ancêtres … les Bafours
Interpellé par la question des origines des groupes sociaux mauritaniens à travers notamment la référence historique au peuple Bafours, il m’a été si difficile de résister à l’envie brûlante de poursuivre le débat. Je vous propose par conséquent ma modeste contribution. Les Bafours, nos ancêtres communs ? Oh, pas si vite ! Si cette hypothèse devait être démontrée, ne serions-nous pas si proches de faire disparaître tous nos antagonismes sociaux ? À mon sens, le problème des origines anthropologiques et géographiques des groupes sociaux mauritaniens nourrit en particulier la crise identitaire des Haratines. Et, par une pression psychologique permanente la méconnaissance d’une partie de nos origines facilite le travail de la reproduction des systèmes de représentations sociales en Mauritanie.
Dans une perspective d’éclairage de l’histoire des origines du peuplement mauritanien, Marcel G. Laugel se pose d’abord la question de savoir si les Bafours étaient noirs. Avouant son incapacité à apporter une réponse qui ferait définitivement autorité sur le plan scientifique, il croit cependant que ce peuple a habité le nord mauritanien. D’autres sources historiques renforcent cette hypothèse et certaines d’entre elles établissent d’ailleurs qu’une grande partie des tribus mauritaniennes à l’image des Teizegue à Atar et des Almharij à Ouadane seraient apparentées aux Bafours. Mais il existe aussi une grande controverse historique à ce sujet. Les recherches historiographiques et ethnographiques semblent se rejoindre sur un fait : Les populations noires qui habitaient le nord mauritanien auraient été repoussées vers le sud ou réduites sur place à l’esclavage. Ces populations étaient-elles alors les Bafours ?
Raymond Taylor a réalisé une importante étude qui peut à mon avis nous donner les clés de compréhension de la trajectoire et des processus de métissage ou de contact des groupes sociaux mauritaniens au fil des siècles. Il étudie en effet les extensions du nom de ganar ou Ahl Gannâr. Dans la langue wolof, ce terme désigne la gibla et le désert au-delà. Au XIXe siècle, le même terme faisait non seulement partie du répertoire des autres groupes sociaux, mais il a commencé aussi à être utilisé dans plusieurs contextes socio-économiques. Comme le montre Raymond Taylor, il désignait dans certains cas « des personnes qui auraient pu être des esclaves ou posséder en tout cas un statut social identique à celui des hrâtin.» Dans d’autres contextes historiques marqués par d’intenses rivalités politiques et territoriales, le même nom de gannâr désignait des esclaves guerriers royaux issus de la société des Wolofs et qui habitaient dans le nord du fleuve Sénégal. Dans de multiples récits, les Ahl Gannâr sont considérés comme des personnes d’origine servile ou alors des cultivateurs haratines.
Taylor précise que les populations désignées sous le vocable de gannâr jouaient un rôle significatif dans la société mauritanienne traditionnelle. Parce que si elles n’étaient pas une source de tribut pour les tribus guerrières du Trarza, elles étaient utilisées par les élites du waalo comme un lien vital entre le Trarza et Ahl al-gibla. Si bien que grâce aux Gannâr se construisaient et se consolidaient des relations d’alliance politiques entre une partie des ethnies des deux rives du fleuve Sénégal.
Au XXe siècle, rappelle pour sa part Ibrahima Abou Sall, l’équilibre du pouvoir politique entre les tribus maures du Trarza et le Fuuta Tooro s’est rompu à cause de la gouvernance de Faidherbe, lequel transforma entre 1855 et 1858 le paysage politique et culturel dans la gibla. Les Haratines peuvent-ils, à la lumière de ces éléments relativement nouveaux, être considérés comme des descendants des Ahl al-Gannâr qui eux-même pouvaient avoir une relation de filiation avec les Bafours ?
La question haratine dans le débat national
Le débat national mauritanien sur les conditions de vie sociale, politique et économique des Haratines se caractérise depuis l’ouverture politique par une forme d’hystérisation ou bipolarisation des opinions. La Mauritanie qui s’est dotée d’un arsenal juridique pour lutter contre le phénomène de l’esclavage et ses séquelles, peine, malgré tout, à transformer les mentalités.
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La politisation du problème par une partie de l’opposition n’est certes pas de nature à aider les victimes elles-mêmes, alors qu’il s’agit avant tout de leur redonner la dignité et le droit à la parole, elles qui en ont tant souffert dans leur chair comme dans leur âme. Si la lutte contre l’esclavage relève d’un impératif moral, le discours politique des abolitionnistes a tout intérêt à être épuré de ses amalgames. Parce que tous les Haratines, comme l’a si bien écrit Taleb, n’ont pas vécu l’expérience dégradante de l’esclavage. Tous les Maures ne sont pas non plus d’anciens maîtres.
Aujourd’hui qu’il existe indubitablement au sommet de l’État mauritanien une réelle politique d’éradication des pratiques esclavagistes, le débat national gagnerait en pertinence en se recentrant sur les conditions de réhabilitation sociale et économique des victimes mauritaniennes de toutes les injustices. Dans ce contexte de pré-campagne électoral, l’ingéniosité politique si tant est qu’on puisse parler d’ingéniosité en matière politique, ne résiderait ni dans la passion, ni dans le pouvoir hypothétique de la passion.
Mais il faut collectivement œuvrer au triomphe de ce que j’appelle naïvement le réalisme politique. C’est-à-dire être capable de mesurer le chemin parcouru, la distance qui reste à parcourir, les défis relevés et d’ouvrir par la même pierre philosophale de nouvelles perspectives pour faire de nos faiblesses d’aujourd’hui une force de demain. J’ai la faiblesse de croire que tous les acteurs politiques choisiront cette voie pour l’intérêt de la Mauritanie. La parole politique peut évidemment être vecteur de rapprochement des cœurs et des esprits, à condition, bien sûr, qu’elle soit sincère et épouse l’intérêt général.
*Abdoulaye Wane est Docteur en science politique de l’Université Paris 8, où il a donné des cours de sociologie de l’Etat et des politiques publiques, entre 2013 et 2015. Il enseigne actuellement le français et la culture générale à l’université de technologie et d’enseignement consulaire d’Emerainville, en Seine-et-Marne. Ses axes de recherche sont, entre autres, les politiques d’exil, l’exil politique, l’ethnicité, les transformations sociales et politiques en Afrique.
Source : Initiatives News (Le 19 mai 2019)
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