
Les expats choisissent la mobilité, les migrant·es la subissent. Et les mots ancrent cette inégalité dans la réalité.
L’expatrié·e ne serait-elle qu’une personne occidentale immigrée qui préfère ne pas partager le statut des populations migrantes venues des pays pauvres? C’est en tout cas ce qu’une tribune du Guardian affirmait il y a quelques années. Tribune qui avait été reprise par de nombreux médias, dont Slate.
La logique était implacable: toutes les personnes blanches installées en Afrique se faisaient appeler «expats» alors que la population noire qui arrive en Europe est toujours qualifiée d’«immigrée».
Utiliser le terme «expatrié» (ou son diminutif «expat») est donc raciste. La réalité est un peu plus complexe et la confusion vient du fait que le mot expatrié n’a pas vraiment de définition. «Les mots de la mobilité sont tous frappés par le phénomène de la polysémie: ils ont plusieurs sens, d’abord parce qu’ils ont évolué dans l’histoire, en plus parce qu’aux sens du dictionnaire s’ajoutent ceux, multiples, de l’usage», explique Laura Calabrese, chercheuse en sciences du langage et autrice de Penser les mots, dire la migration. Pour pouvoir donner une ou des définitions de l’expatriation, il faut donc se pencher sur son étymologie, sur son histoire, mais surtout sur tous les usages qui en sont faits, qui comptent comme autant de définitions.
Un mot qui désigne une certaine classe sociale
«L’étymologie du mot expat en fait un quasi synonyme d’exilé: c’est vraiment le fait de quitter sa patrie. Et puis, petit à petit, il désigne celui qui choisit de quitter son pays pour des raisons différentes. C’est un mot qui a beaucoup été utilisé dans le cadre de la colonisation, ce qui fait qu’il a été associé à des personnes européennes», développe la linguiste.
Au XXe siècle apparaît une nouvelle définition, encore aujourd’hui considérée par certaines personnes comme la seule officielle: les cadres envoyé·es par leur entreprise à l’occasion de ce que les multinationales ont appelé «contrat d’expatriation».
«Ces expatriés-là sont plutôt des Occidentaux car les employés des multinationales sont plutôt Occidentaux. C’est donc pour ça qu’on a l’impression que le mot est utilisé de façon raciste, mais je dirais que dans ce cadre, plus qu’une couleur de peau le mot désigne une classe sociale», développe Laura Calabrese.
Au XXIe siècle est encore venue s’ajouter une nouvelle génération d’expats, qui déménagent pour tout un tas de raisons et qui se reconnaissent mutuellement. «Pour définir cet expat-là il faut vraiment chercher dans les usages. Si on s’en tient à l’étymologie et au dictionnaire, il n’est pas faux de les appeler expatriés ou immigrés. Le choix de l’un ou de l’autre va plutôt dépendre de la connotation. La connotation est une troisième couche de sens qui donne aussi sa définition au mot.»
L’immigration, c’est poser ses valises durablement
Il faut donc se pencher sur les connotations qui poussent les uns et les autres, individus comme communautés ou médias, à choisir le mot expatrié dans certaines situations. Pour rappel, la connotation est une couche de sens qui provient de la culture commune, elle est légitime pour définir un mot et pas forcément négative.
On a demandé à Julien Feuillu, créateur du site Expat.com, qu’il a d’abord conçu comme un blog avant qu’il ne devienne la première plateforme mondiale d’échange pour les expats, pourquoi avoir choisi ce mot comme nom de domaine. «Pour moi, un expatrié, c’est un immigré qui n’a pas posé ses valises. Peu importe d’où il vienne. Il y a un gros cliché qui serait de dire que l’Européen est un expatrié alors que l’Africain est un immigré. Je crois que cette vision est à côté de la plaque», assure Julien.
«Dans l’immigration, il y a une idée d’installation durable. Mais tant que les racines ne prennent pas, on reste expat. Celui qui ne sait pas s’il va rentrer. Par exemple, moi j’ai longtemps été expat. J’ai vécu dans plusieurs pays sans jamais savoir ce qui allait se passer par la suite. Mais depuis une dizaine années, je suis installé à l’île Maurice, j’ai une femme mauricienne, ma fille a la double nationalité… On peut dire que je suis maintenant immigré», résume-t-il.
«Les expats d’aujourd’hui décident pour des raisons plutôt positives de s’installer provisoirement ailleurs.» Julien Feuillu, créateur du site Expat.com.
Parmi les internautes inscrits au site Expat.com, il y a d’ailleurs des personnes qui voyagent et sont originaires du monde entier, pas seulement des Occidentaux. «On accompagne une nouvelle génération d’expats: il y a quelques décennies, les expatriés étaient plutôt envoyés dans un pays étranger pour un temps limité et leur entreprise les accompagnait dans tous les domaines pendant ce temps-là. Ceux d’aujourd’hui décident pour des raisons plutôt positives de s’installer provisoirement ailleurs et trouvent sur notre plateforme un accompagnement et un soutien dans les mêmes domaines.» On y recense des personnes qui se déplacent depuis la France, l’Angleterre, mais aussi le Maroc, le Togo, etc.
«On a notamment beaucoup d’Indiens», complète Julien Feuillu. Il suffit de parcourir les médias du sous-continent pour se rendre compte que la population indienne n’a aucun mal à se désigner elle-même comme expatriée. De ce point de vue-là, l’expat n’a rien de blanc ni d’occidental.
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Une communauté éparpillée à travers le monde
«Expat ou immigré… c’est une question de point de vue», résume simplement Ingrid Therwath, rédactrice en chef de Courrier Expat. Pour le choix du titre de ce média dérivé du journal Courrier International, elle explique: «Beaucoup de circonvolutions sont possibles. On aurait pu utiliser le terme administratif français de l’étranger, mais expat, c’est court et simple. C’est ce qu’il faut pour un titre de média.»
«Français de l’étranger», c’est en effet le terme utilisé par l’administration française qui se rapproche le plus de l’expat qu’on est en train de dessiner. Il s’agirait du nom donné depuis le pays d’origine à tous ses citoyens répartis sur le globe. «Dire expat c’est un moyen de se rester proche de son pays d’origine, ça a un côté diaspora. Les expats ont un fort lien avec leur patrie et il y a une idée de retour», assure Ingrid Therwarth. Elle explique que c’est la suite logique de ce qui a été la «génération Erasmus»: on part pendant ses études, et on a envie de continuer l’aventure une fois entré dans la vie active.
Selon elle, les personnes qui lisent Courrier Expat sont assez jeunes, réparties de façon équilibrés entre hommes et femmes et elles se sont expatriées pour trouver une meilleure qualité de vie. «[Elles] ne sont pas dans la recherche d’accumulation du capital. On est loin de l’image du cinquantenaire ventripotent et plein de fric qui était le cliché de l’expatrié avant. L’image de l’oncle de l’Amérique est aujourd’hui caduque», affirme-t-elle.
L’expatriation, immigrer avec des privilèges
Elsa, installée au Togo, comprend que l’image de l’expatrié·e puisse être négative si elle est associée à «un homme blanc de 50 ans qui cherche à dominer la population locale. Il y en a, mais il y a aussi des expatriés jeunes, ouverts, qui ne se croient pas supérieurs».
Pour elle, le fait de se nommer expatrié·e est une forme de reconnaissance de ses privilèges, et de respect pour les «vrais immigrés». La jeune femme a grandi en France entourée de personnes issues de l’immigration et a constaté qu’elles avaient connu des difficultés qu’elle-même ne connaîtra jamais, comme des conditions de départ difficiles ou le racisme du pays d’accueil.
«Pour moi, l’idée d’immigration implique la contrainte. Je n’ai pas eu à partir de France. C’était un choix et sur place j’ai une vie d’expatriée: j’ai des privilèges, un niveau de vie élevé, accès à des services et des loisirs auxquels la plupart des Togolais n’ont pas accès. La majorité des Blancs sont dans la même situation que moi», résume Elsa. Elle explique aussi que le fait d’être blanche au Togo n’entraîne pas un racisme de la part de la population locale, au contraire.
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Le symbole d’une mobilité non souhaitée
Se dire expatrié·e, c’est donc pour certaines personnes une manière d’insister sur le côté positif de son immigration. Un moyen de se mettre dans la case de celles qui ont de la chance et ne peuvent pas se plaindre, quand le mot immigré est chargé d’une connotation négative depuis plusieurs décennies.
«L’immigré a atteint un pic dans les années 1980, c’est à partir de ce moment-là qu’il s’est chargé d’une connotation négative. C’était l’Italien qui arrivait en France dans des conditions de pauvreté, par exemple. Puis l’immigré a changé d’origine mais la connotation est restée. Aujourd’hui, quand on entend ce mot, on pense à une réalité difficile», confirme la linguiste Laura Calabrese.
«On voit dans ces deux mots une hiérarchie entre mobilité souhaitée et mobilité non-souhaitée, que ce soit par l’individu ou par l’État.» Laura Calabrese, chercheuse en sciences du langage
Elle explique qu’entre expatrié et immigré, l’usage et les connotations ont créé une différence: «Quand on les mets côte à côte, on voit dans ces deux mots une hiérarchie entre mobilité souhaitée et mobilité non-souhaitée, que ce soit par l’individu ou par l’État.»
Une appellation qui dépend du contexte
Elsa n’a donc pas tort dans sa définition, même si elle affirme n’avoir pas un point de vue arrêté sur la question et ne voir aucun inconvénient à être appelée immigrée si on prend en compte une autre définition.
Même son de cloche du côté de Lisa, blogueuse multi-expatriée qui a vécu en Égypte, au Royaume-Uni et en Crète. «Je navigue entre les différents vocabulaires, à certains moments j’ai plutôt dit expat, à d’autres immigrée. Au fond, peu importe. Mais ce qui est sûr, c’est que pouvoir s’expatrier est un privilège. Il y en a beaucoup qui rêvent de quitter leur pays et qui ne peuvent pas le faire parce qu’ils n’ont pas le bon passeport.»
«Des populations locales qui font face à des expatriés doivent ressentir leur élitisme.». Lisa, blogueuse
Il y a quelques années, elle avait rédigé un billet de blog sur ces questions de vocabulaire, parce qu’elle constatait un mépris de certains individus à la simple évocation de l’expatrié·e.
Elle explique comprendre totalement pourquoi les «expatriés» peuvent être perçus comme une population élitiste voire raciste. «Il y a des communautés qui sont très tournées vers elles-mêmes: par exemple en Crète il y a une communauté britannique qui est venue simplement reproduire son mode de vie sous le soleil crétois mais sans réellement embrasser la culture. Pareil pour beaucoup de Français à Singapour. Les populations locales qui font face à ces communautés d’expatriés doivent ressentir cet élitisme. Je n’aime pas trop être apparentée à ce genre de personnes et je n’aime pas non plus l’amalgame qui est fait.»
Ingrid Falquy
Source : Slate
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