Robot pour les pauvres, contact humain pour les riches

Il faut s’interroger sur la nature d’un monde où c’est un écran qui annonce à un malade qu’il va mourir.

C’est l’histoire d’un vieux monsieur de 78 ans qui est à l’hôpital aux États-Unis. Il a un problème pulmonaire, il sait que ça ne va pas fort. Le matin, il a vu un médecin qui lui a dit que le pronostic n’était pas bon. Là, il est avec sa petite-fille et un autre médecin vient lui parler. Scène classique à un détail près: le médecin n’est pas physiquement là. Il lui parle via un écran porté par un robot. Et le médecin-écran-robot lui annonce qu’il ne lui reste plus que quelques heures à vivre. Le patient ne comprend pas bien, il n’est pas sûr d’avoir entendu et c’est sa petite-fille qui doit lui répéter ce que la transmission vidéo vient de lui dire.

La scène a eu lieu en mars dernier. La petite-fille, sous le choc, en a filmé une partie et a lancé un appel sur Facebook pour dénoncer cette pratique.

 

 

Il y aurait beaucoup à dire sur l’emploi de ces technologies dans le domaine médical. Il y a d’énormes avancées incontestables. Il ne s’agit pas de jeter à la poubelle toutes les innovations mais de se rappeler qu’il ne s’agit que d’outils et que c’est nous qui décidons de la société dans laquelle nous souhaitons vivre, ce que nous voulons ou pas déléguer à des machines. La pente devient dangereuse quand ces outils servent à pallier un manque de moyens financiers et humains.

En France, vingt-cinq services d’urgence de l’AP-HP sont actuellement en grève illimitée. Un gouvernement pourrait facilement faire le calcul que mettre des robots permettra de faire des économies et d’améliorer le rendement. Ce n’est évidemment pas ce que demandent les personnels soignants, qui veulent les moyens de faire correctement leur travail par eux-mêmes. Il s’agit fondamentalement d’un choix de société. Il faut s’interroger sur la nature d’un monde où c’est un écran qui annonce à un malade qu’il va mourir. Quel degré de déshumanisation sommes-nous prêts à accepter au nom de restrictions budgétaires?

L’écran pour seul horizon

 

Dans le New York Times, Nellie Bowles, journaliste tech, part de l’histoire de ce monsieur et va plus loin, mettant en lumière une forme d’inégalité inédite. Au début, les outils numériques étaient un signe de richesse. Dans les années 1980, posséder un ordinateur chez soi était un marqueur d’une certaine classe sociale. Être connecté également. À l’époque des bipeurs (les pageurs), on montrait qu’on était indispensable, qu’on était demandé, donc qu’on avait une valeur particulière. Et puis, les choses se sont inversées. Maintenant, être puissant c’est pouvoir ignorer les coups de téléphone, ne pas répondre immédiatement à un mail. C’est se déconnecter.

Le numérique qui était un truc de riche devient un truc de pauvre. Pas assez de moyens dans une école? Il n’y a qu’à y mettre des écrans. Pas assez de moyens dans un hosto? Hop, un médecin-écran. On va pouvoir automatiser les maisons de retraite avec des robots, ça coûtera moins cher. À l’inverse, dans une maison de retraite de luxe, on aura toujours une foule d’êtres humains pour s’occuper des pensionnaires. Idem dans un hôpital privé, on aura un médecin en chair et en os pour nous informer. Et de plus en plus d’écoles privées se targuent déjà d’être sans écran.

On va donc aboutir à une situation que Nellie Bowles qualifie de «luxurification de l’engagement humain». Un contact humain devient un luxe. La texture même de la vie va devenir profondément différente selon si vous êtes riche ou pauvre, selon que vous la vivrez IRL ou via des écrans. Les pauvres seront entourés de robots et d’écrans, que ce soit au début de leur vie ou à la fin, alors que les riches pourront se payer des contacts humains. D’ailleurs, les pauvres pendant leur vie active obéiront à des machines comme c’est déjà le cas des micro-travailleurs. L’horizon de leur expérience sera celle de l’écran.

L’humanité deviendra alors une richesse, au sens financier. On pourra quantifier combien vaut un contact humain versus un contact avec un écran. Nous avons déjà un rapport comptable à la nature que l’on perçoit comme une valeur extérieure à nous, une ressource, quelque chose de quantifiable. Même quand il s’agit de la préserver, c’est dans un but utilitariste, parce qu’elle nous apporte des bienfaits. De plus en plus, il semblerait qu’on va réussir à faire de même avec ce qui fait ce que nous sommes: l’humanité. L’humanité deviendra un bien quantifiable que seules certaines personnes pourront se payer.

Titiou Lecoq

Ce texte est paru dans la newsletter hebdomadaire de Titiou Lecoq.

Source : Slate

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