« OB » : un interprète inquiet des mutations politiques en Mauritanie (M’Bout, 1947)

Série « L’interprète » #12 Africa4 revient sur la figure de l’interprète, du traducteur. Cet oublié de l’histoire est en réalité à la pointe des contacts entre les sociétés et un acteur essentiel de l’histoire de l’Afrique et de l’océan Indien entre le XIXe siècle et le XXe siècle.

 

Questions à… Hugo Chatton, étudiant du Master d’histoire transnationale de l’Ecole normale supérieure et de l‘Ecole nationale des Chartes (PSL Université).

 

« Le sort de ce pays m’intéresse au plus haut point.»

« Le sort de ce pays m’intéresse au plus haut point. La Mauritanie a besoin de marcher de l’avant mais de façon méthodique. Ce petit compte-rendu, je l’ai fait de façon désintéressée. M’Bout, le 10 juillet 1947. Signé : OB » (archives de l’AOF).

En examinant les archives de l’AOF, nous découvrons un court document manuscrit d’une dizaine de lignes se terminant par ces mots. Un certain « OB », interprète à M’Bout, en juillet 1947, écrit au gouverneur de Mauritanie.

Ce document attire tout de suite notre attention et nous nous mettons en quête de trouver le compte-rendu mentionné. Il s’agit d’une lettre manuscrite d’un peu moins de quatre pages écrite en patte de mouches, portant la même signature « OB », et datée également du 10 juillet 1947. L’interprète de M’Bout y détaille ses impressions sur la situation de la Mauritanie au lendemain des changements politiques qui touchent l’AOF et le territoire mauritanien à partir de 1946.

La première phrase de la lettre annonce la couleur : « Depuis octobre 1945, l’autorité n’a connu jusqu’ici que des difficultés des plus imprévues : suppression de l’indigénat, de réquisition, la justice indigène… ».Ces propos sont très intrigants: qui est donc ce « OB » ? Quelles sont les raisons qui le poussent à écrire au gouverneur général pour lui faire part de son mécontentement ? Pourquoi les récents changements touchant les colonies d’AOF semblent-ils autant l’inquiéter ? Autant de questions auxquelles nous tenterons de répondre malgré le peu de sources dont nous disposons.

Un rapport du secrétariat du gouverneur daté de septembre 1947 fait mention de la lettre. Elle est donc passée entre les mains du gouverneur. Impossible, en revanche, de savoir quelle fut sa réaction et nous ne retrouvons pas la trace d’une quelconque réponse. Le rapport lève le voile sur les initiales. Il s’agit d’un certain Omar Bâ.

Omar Bâ : une vie d’interprète colonial

Omar Bâ est originaire de la région de M’Bagne et, comme la grande majorité des interprètes que nous avons croisés dans le fonds d’archives, il appartient à une famille de notables mauritaniens. On observe un transfert du pouvoir politique traditionnel vers le pouvoir politique colonial avec la mise en place de stratégies d’agency pour reprendre le terme développé par l’historiographie du contact colonial. Il s’agit d’observer la façon dont les acteurs individuels viennent s’insérer dans les nouveaux cadres coloniaux. Dans le cas d’Omar Bâ, on observe une véritable continuité dans l’exercice du pouvoir qui témoigne de l’importance de la fonction d’interprète.

Le second facteur concerne la formation de ces interprètes mauritaniens. En tant qu’interprète, Omar Bâ fréquente très certainement une des quatre medersas. Crées entre 1914 et 1940 à Boutlimit, Timbedra, Atar et Kiffa, ces écoles formaient les élites locales en leur apprenant le français, tout en maintenant l’enseignement de la culture arabe classique, du pays. Ensuite, à l’instar de Mocktar Ould Daddah, premier président de la République islamique de Mauritanie, Omar Bâ a très probablement suivi une scolarité à l’Ecole des Fils de Chefs de Saint Louis du Sénégal, héritière de l’Ecole des Otages fondée par Louis Faidherbe en 1855 pour former des interprètes.

Omar Bâ entre dans le corps des interprètes à une date inconnue mais nous avons la preuve qu’il occupe cette fonction à M’Bout en 1947. Il écrit sa lettre un peu plus d’un an après l’entrée en vigueur de la loi Lamine-Gueye (7 mai 1946) qui étend la citoyenneté française à tous les ressortissants des territoires d’outre-mer. La création de l’Union française à travers la Constitution de la Quatrième République d’octobre 1946 transforme la Mauritanie en territoire d’outre-mer. Le régime de l’indigénat est progressivement abrogé à partir de 1944 et les peines exceptionnelles sont supprimées. C’est la fin des internements, des amendes collectives et des sanctions de police administrative.

Omar Bâ semble s’alarmer de ces changements. Selon lui, « nombreux sont les Mauritaniens qui se croient désormais au-dessus de la loi, qui ne manquent pas de se moquer de leurs administrateurs privés d’une importante portion de leur pouvoir ». Il déplore le fait que l’administrateur colonial soit désormais « comme un lion ayant perdu dents et griffes ». On a donc l’exemple d’un interprète opposé à ces changements politiques qu’il qualifie de « difficultés des plus imprévues ». Cela n’a pas manqué de nous étonner : quelles peuvent être les motivations d’une telle opposition ?

Il avance plusieurs arguments pour justifier sa position : les administrateurs sont privés de leur autorité, une partie de la population, et notamment les tribus bidânes du nord du pays, serait opposée à la nouvelle constitution (« le Bidane vous dira franchement, nous sommes contre la nouvelle constitution, qui nous achemine vers le service militaire ») et le manque de formation des mauritaniens (« On vit brusquement d’incapables devenir membre de la haute assemblée locale. Ce ne sont pas des jeunes gens qui ont au maximum fait deux ans de scolarité, sans expérience aucune qui feront l’affaire »).

Omar Bâ nourrit un projet politique pour la Mauritanie et, selon lui, le pays n’est pas prêt à de tels changements qui ne peuvent « bénéficier qu’au Sénégal qui compte parmi ses enfants des ingénieurs, des médecins, des professeurs, des avocats. ». Il est donc partisan du maintien d’une autorité coloniale forte pour contrôler, le pays le temps de former un personnel à même de gérer ces changements. Il conclut en affirmant que « la Mauritanie a besoin de progresser mais le saut qu’elle a fait, sans préparation préalable, ne lui sert aucunement. Au progrès politique doit correspondre d’autres non moins importants : le progrès social et matériel ».

Omar Bâ brouille la grille de lecture binaire de la situation coloniale et ce fragment de portrait, bien que reconstitué avec des sources lacunaires, permet de réinterpréter la dichotomie entre colonisateurs et colonisés. A travers l’histoire des interprètes, on éclaire ainsi, sous un nouveau jour, les contacts et les connexions au sein des sociétés coloniales.

Jean-Pierre Bat

La série «L’interprète» sur Africa4

Louis Anno. Profession : interprète (Côte d’Ivoire, c. 1880-1900) #1

L’Athènes de l’Afrique (1827-1876) #2

Marc Rabibisoa, interprète et diplomate de la monarchie Merina (1868-1899) #3

Des interprètes devenus gouverneurs coloniaux #4

«L’école des otages» de Saint-Louis du Sénégal (1855-1909) #5

Lost in translation : Kringer et le roi Georges (Gabon, XIXe siècle) #6

Djiguiba Camara : interprète de l’histoire de Samori Touré #7

De la bouche même des indigènes #8

L’école des otages de Kayes #9

Abdoulaye Sow : un interprète face à une insurrection (Soudan, 1930) #10

Les intrigues d’un interprète guinéen : Mamady Camara (Kissidougou, 1929-1930) #11

Source : Libération (France)

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