Kouchner : « En n’allant pas au Rwanda, Macron décevra beaucoup de Français attachés à la vérité »

TRIBUNE – L’ancien ministre Bernard Kouchner regrette que le président Emmanuel Macron ait décliné l’invitation de se rendre au Rwanda pour le 25e anniversaire du génocide, le 7 avril prochain.

 

Le 7 avril, le Rwanda commémorera le 25e anniversaire du génocide de 1994. Comme chaque année, le président Paul Kagame ouvrira ce jour-là une période de deuil national de 100 jours, soit le temps qu’aura mis, entre avril et juillet 1994, le régime extrémiste hutu pour tuer au moins 800.000 personnes, selon l’ONU, essentiellement parmi la minorité tutsi. Le Rwanda comptait sur la présence d’Emmanuel Macron, mais le président français a décliné l’invitation et demandé au député Hervé Berville, orphelin d’origine rwandaise adopté par une famille française en 1994, de le représenter. Dans cette tribune, Bernard Kouchner, pour qui « un malentendu (est) persistant et un débat nécessaire », regrette ce choix.

La tribune de Bernard Kouchner :

« Le président de la République, ­Emmanuel Macron, ne se rendra pas à Kigali le 7 avril, pour le 25e anniversaire du génocide des Tutsis du Rwanda. Il décevra beaucoup de Français attachés à connaître la vérité sur le rôle de notre pays lors du dernier génocide du XXe siècle et sur l’opération militaire Turquoise. Les rapports du président Macron avec l’Afrique s’annonçaient bien, les visites prenaient un tour chaleureux, les débats devenaient plus sincères. En ce qui concerne le Rwanda, le dialogue semblait fructueux : le président Paul Kagame, devenu président de l’Union africaine, fut invité à Paris et sollicita en retour une visite à Kigali d’Emmanuel Macron. Ce dernier proposa et obtint la candidature de Louise Mushikiwabo, ministre rwandaise des Affaires étrangères, à la tête de l’Organisation internationale de la francophonie. Le jeune président semblait vouloir secouer les ombres et les mensonges.

Nous étions les amis des Hutus, malgré les mises en garde des services de renseignement

Résumons. A la fin des années 1980, deux groupes humains principaux se partageaient le pays : les Hutus, très majoritairement cultivateurs (80%) et les Tutsis, éleveurs (17%). Presque tous étaient chrétiens, catholiques ou protestants. L’entourage de François Mitterrand avait une stratégie classique et une psychologie simple. S’agissait-il de prendre la place des Belges, comme on tenta de le faire au Burundi et dans l’énorme Zaïre? « Nous sommes la France, nous sommes un grand pays africain », pensaient-ils. La puissance anglo-saxonne de l’Ouganda leur apparaissait comme une menace. De plus, Kagame avait été entraîné aux Etats-Unis : péché mortel. Soutenir le Rwanda hutu, c’était, pour eux, contenir l’expansion anglo-saxonne. Ces réflexes élémentaires, ces arguments politiques dépassés conduisirent l’Elysée à s’allier avec le gouvernement hutu, à former l’armée hutue et à désigner le Front patriotique rwandais (FPR) comme notre ennemi. Cette stratégie politique à courte vue négligea les aspirations de la minorité tutsie et la force de leur ­engagement libératoire. Et surtout, une telle réflexion fit abstraction du danger génocidaire. Nous étions les amis des Hutus, malgré les mises en garde des services de renseignement, de certains militaires et d’experts. Malgré les efforts déployés pour faire la paix à Arusha en 1993, les extrémistes hutus préparaient l’éradication des Tutsis. En presque un mois, 800.000 Tutsis tués, l’immense majorité à la machette.

J’ai dit à Mitterrand : ‘Nous sommes les amis des bourreaux. Il faut absolument arrêter cela.’

Une cécité prolongée, sinon volontaire, fut à l’origine d’une faute politique très lourde. Je dis bien politique. Je n’accuse pas les soldats français de l’opération Turquoise d’avoir participé au génocide. En revanche, les responsables politiques ont négligé les signes précurseurs de l’horreur. Avec quelques amis nous fûmes les seuls Français à assister à ces horribles massacres. Il fut très difficile de se faire entendre. On parlait d’une bataille de tribus africaines. Le mot ‘génocide’ n’était pas encore employé. De ­Kigali, j’ai appelé ­François ­Mitterrand, pour lequel j’éprouvais respect et affection, et qui toujours soutint mes expéditions. ‘Ne croyez pas ce qu’on vous raconte, lui ai-je dit. Le FPR n’est pas à la solde des Américains. Nous sommes les amis des bourreaux. Il faut absolument arrêter cela.’ François Mitterrand m’a répondu : ‘Kouchner, vous exagérez, allons, je vous connais, vous exagérez.’ Aidé par ses proches collaborateurs, il se trompait lourdement de grille de lecture. Et les Français déclenchèrent l’opération Turquoise, dont j’avais plaidé les objectifs auprès de Paul Kagame.

C’est tout cela que la visite du président Macron aurait pu éclairer : un immense remords, un malentendu persistant et un débat nécessaire. »

* Bernard Kouchner est le dernier chef de la diplomatie française à s’être rendu à Kigali en visite officielle (en février 2010, pour accompagner le président Sarkozy).

 

** Les exergues sont de la rédaction.

Source : JDD (France)

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