Adama Dieng : « Aucune région, aucun pays n’est à l’abri d’un génocide »

Face au drame de la minorité rohingya en Birmanie, le conseiller du secrétaire général de l’ONU pour la prévention du génocide sonne l’alerte et dénonce la complaisance et l’inaction des Etats.

Conseiller spécial du secrétaire général des Nations unies (ONU) pour la prévention du génocide, Adama Dieng revient sur les responsabilités de la communauté internationale et des autorités birmanes dans la situation dramatique de la minorité rohingya.

Soixante-dix ans après l’adoption de la Convention sur la prévention et la répression du crime de génocide, en décembre 1948, cet ancien responsable du Tribunal pénal international pour le Rwanda, premier à avoir jugé des auteurs de génocide, estime qu’aucun pays au monde n’est à l’abri du « crime des crimes », commis dans l’intention de détruire un groupe national, ethnique, racial ou religieux.

  

A la suite d’une mission à la frontière entre la Birmanie et le Bangladesh, en mars 2018, vous aviez alerté sur la gravité de la situation des Rohingya. Qu’attendez-vous de la communauté internationale ?

 

La communauté internationale a la responsabilité de protéger les populations du génocide, des crimes de guerre, du nettoyage ethnique et des crimes contre l’humanité, en particulier lorsque l’Etat concerné est incapable ou refuse de protéger cette population, comme c’est le cas du Myanmar [nom officiel de la Birmanie].

Le niveau de complaisance à l’égard de ce qui arrive à la population rohingya est très préoccupant et cela a permis la dégradation de la situation. J’ai trop souvent entendu dire que nous devons donner une chance au nouveau gouvernement et que la tâche est difficile pour le gouvernement actuel, car l’armée contrôle une part substantielle du pouvoir. Cela n’excuse en rien les atrocités commises.

La situation est loin d’être normalisée. La Mission internationale d’établissement des faits, créée par le Conseil des droits de l’homme de l’ONU, affirme que les Rohingya continuent de subir des atrocités au Myanmar. Cela doit cesser, et les auteurs doivent être tenus pour responsables. Les réfugiés rohingya que j’ai rencontrés à Cox’s Bazar (dans le sud-est du Bangladesh) ont besoin de garanties pour envisager leur retour. Au-delà de la sécurité, la reconnaissance de leur citoyenneté en fait partie.

Dans le camp de réfugiés rohingya de Cox’s Bazar (sud-est du Bangladesh), le 7 mars.
Dans le camp de réfugiés rohingya de Cox’s Bazar (sud-est du Bangladesh), le 7 mars. MOHAMMAD PONIR HOSSAIN / REUTERS

La Birmanie a ratifié la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. Qu’est-ce que cela implique pour ses dirigeants ?

 

En vertu de cette Convention, les Etats parties sont notamment tenus de prévenir et de punir le crime de génocide. Cela signifie que le gouvernement du Myanmar aurait dû élaborer des stratégies pour protéger la population rohingya en reconnaissant ses droits fondamentaux et en mettant fin aux discriminations de longue date dont elle est quotidiennement victime.

N’ayant pas réussi à empêcher les actes de violence commis contre la population rohingya, qui peuvent constituer ou non un crime de génocide, le gouvernement devrait à présent demander des comptes à ceux qui ont participé aux crimes commis contre cette population. Ces obligations sont également prévues dans les traités internationaux relatifs aux droits de l’homme auxquels le Myanmar est partie.


En 2014, vous aviez aussi alerté sur la situation des yézidis. Dans quelle mesure ces alertes ont-elles porté ?

 

J’étais consterné par les terribles souffrances endurées par le peuple yézidi, et j’ai alerté par des déclarations successives en 2014.

Un an plus tard, j’ai également eu l’occasion de rendre visite à la communauté yézidie dans son centre spirituel à Lalish, en Irak. J’ai appris directement des victimes les souffrances subies aux mains de Daech [acronyme arabe de l’organisation Etat islamique, EI]. Les populations yézidies m’ont également fait part de leur préoccupation sécuritaire sur le long terme, une situation qui a précédé l’émergence de Daech, et qui se poursuit malgré la défaite militaire de ce groupe. Il en va de même pour un certain nombre d’autres communautés minoritaires d’Irak et du Moyen-Orient en général. Je crois que la campagne brutale de l’EI exige une réponse énergique en matière de reddition de comptes, sans laquelle il ne saurait y avoir de processus de prévention et de réconciliation significatif. Il n’y a pas de solution miracle pour cela.

La communauté internationale a joué un rôle important à la fin de l’année 2017, lorsque le Conseil de sécurité de l’ONU a autorisé le déploiement d’une équipe d’enquêteurs dirigée par l’avocat britannique Karim Khan. Cette équipe est chargée de soutenir les efforts nationaux irakiens visant à tenir Daech pour responsable en rassemblant, en préservant et en archivant des éléments de preuve de crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocide commis par ce groupe. Mais cette initiative doit être soutenue, y compris par le nouveau gouvernement irakien.

A ce jour, le crime de génocide n’est pas inclus dans le code pénal de ce pays. Il est important que des procédures judiciaires appropriées traitent les allégations passées, particulièrement graves, afin que le pays ait confiance dans le fait que justice peut être rendue. Il est également important de traiter les allégations de crimes qui auraient été commis par d’autres groupes, y compris les prétendues Forces de mobilisation populaires (milices essentiellement chiites). Tout cela est essentiel pour prévenir les crimes futurs.

Des membres de la communauté kurdophone yézidie en exil en Irak, le 9 août 2014.
Des membres de la communauté kurdophone yézidie en exil en Irak, le 9 août 2014. AP/Khalid Mohammed

Est-on déjà parvenu à prévenir un génocide ?

 

Au cours de l’histoire, les décisions des dirigeants ou des acteurs mondiaux sur le terrain ont joué un rôle crucial dans la prévention de situations qui auraient pu dégénérer en une violence plus grave.

Je me réfère souvent à l’exemple de Nelson Mandela. Il a très bien compris le pouvoir de guérison de l’identité de groupe. Il a utilisé l’identité nationale pour aider à unir une société profondément divisée en raison du système de ségrégation raciale imposé pendant le régime d’apartheid en Afrique du Sud. En dépit des critiques, Mandela a tenu fermement à ce que sa présidence repose sur la réconciliation et la guérison, plutôt que sur la haine et le retour à la guerre civile. A une époque où nous assistons à une recrudescence du racisme, des discours de haine, de l’antisémitisme, de l’islamophobie et d’autres formes de xénophobie dans de nombreux endroits du monde, j’exhorte tout le monde, et surtout les dirigeants, à s’inspirer de l’exemple de Mandela.


Adoptée en 1948, la Convention sur la prévention et la répression du crime de génocide n’a pas encore été universellement ratifiée. Comment l’expliquez-vous ?

 

A ce jour, 149 Etats ont ratifié la Convention sur le génocide, ce qui témoigne d’un ferme attachement à ce texte. De manière surprenante, cependant, 45 Etats membres des Nations unies ne l’ont pas encore signée : vingt d’entre eux se trouvent en Afrique, dix-huit en Asie et sept en Amérique latine.

Ces Etats ont donné plusieurs raisons pour lesquelles ils n’ont pas ratifié la Convention. Certains disent que ce n’est pas une priorité, car il n’y a aucun risque de génocide dans leur pays ou leur région, d’autres pensent que, parce qu’ils ont ratifié le Statut de Rome [traité fondateur de la Cour pénale internationale], il n’est pas nécessaire de ratifier également la Convention sur le génocide.

S’agissant du premier argument, un génocide peut se produire n’importe où dans le monde. Aucune région ou pays n’est à l’abri. En fait, à travers l’histoire, le génocide a eu lieu, bien avant que la Convention sur le génocide ne lui donne un nom, dans les pays en développement comme dans les pays développés. Qui aurait pensé qu’un génocide surviendrait en Europe dans les années 1990 ? J’imagine que les Européens se disaient qu’après les horreurs de la seconde guerre mondiale, après l’Holocauste, plus jamais un groupe protégé ne serait ciblé en vue de son extermination.

Nous refusons de procéder à une autoévaluation critique des risques au sein de notre propre société, même si toutes les sociétés sont exposées. La Convention, avec son obligation de prévention, peut donner une impulsion importante aux Etats pour mettre en place des mécanismes préventifs adaptés à leur pays et à leur contexte.

« La Convention sur le génocide établit une obligation de prévention qui n’a pas été suffisamment prise en compte par les Etats au regard de la situation au Myanmar »

S’agissant du deuxième argument, la ratification du Statut de Rome est extrêmement importante, et j’ai à plusieurs reprises invité les Etats à le signer également. Cependant, la ratification de l’un n’exclut pas la nécessité de ratifier l’autre.

Le Statut de Rome a adopté mot pour mot la définition du crime de génocide telle que stipulée dans la Convention sur le génocide, mais le Statut de Rome ne contraint pas expressément à prévenir ce crime. Il traite principalement de la compétence de la Cour pénale internationale pour punir ce crime et d’autres crimes internationaux, en tant que tribunal de dernier recours. La Convention sur le génocide, elle, vise à prévenir le génocide. Et, lorsque les Etats ne le font pas, elle crée une obligation de punir, principalement par le biais de mécanismes nationaux. Elle établit une obligation de prévention qui ne semble pas avoir été suffisamment prise en compte par les Etats parties au regard de la situation qui prévaut à l’heure actuelle au Myanmar.

Qu’est-ce qui peut être entrepris pour prévenir ces situations ?

 

Au Myanmar, il aurait fallu une action plus énergique et plus précoce. De nombreuses fois, j’ai attiré l’attention sur les risques qui existaient, tout comme je l’avais fait en ce qui concerne les populations yézidies et les autres minorités religieuses en Irak. Au moins, dans ce pays, une action fut menée, avec la création d’une équipe d’enquête, qui pourra aider à punir les auteurs de ces crimes.

Et dans le contexte de la crise centrafricaine, après que j’ai sonné l’alarme au sortir d’une session confidentielle et informelle du Conseil de sécurité, la communauté internationale s’est finalement résolue à mettre en place une opération de maintien de la paix, et la France à déployer l’opération « Sangaris », qui a contribué à sauver des vies humaines.

La situation n’est pas définitivement réglée et il nous faut continuer à investir dans la prévention, tout en rappelant que la responsabilité première incombe à l’Etat centrafricain. Il doit tout mettre en œuvre pour une gestion constructive de la diversité, pour une Centrafrique où il n’y aura ni musulmans, ni chrétiens, ni Peuls, ni Sango, mais seulement des Centrafricains égaux en droits et en dignité.

Stéphanie Maupas

(La Haye, correspondance)

 

Source : Le Monde

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