Au Mali, dans les villages des jeunes qui rêvent de partir en Europe

A Oussoubidiagna, petite ville de l’ouest du pays, la plupart des jeunes rêvent de « l’aventure ». Au risque de périr en route, en Méditerranée.

 

Assise au fond de sa cour, Yaya Sidibé a le regard fuyant et les yeux embués d’une femme en souffrance. Le simple fait de témoigner est une douleur pour cette frêle Malienne d’une quarantaine d’années. Quatre ans ont passé depuis le décès de son mari, et elle n’a rien oublié de ce maudit jour de 2014 où elle est devenue veuve : « Il voulait aller travailler en Europe pour nous nourrir, parce que chez nous, la vie est difficile. Il a pris le bateau en Libye. La mer l’a emporté », raconte-t-elle, en contemplant ses trois enfants. Avec lui, 45 autres migrants périrent ce jour-là, tous originaires de la même petite ville de l’ouest du Mali : Oussoubidiagna, 6 900 habitants.

Ce naufrage, et tant d’autres ensuite, n’empêchent pas les nouveaux départs. A l’instar de Yaya Sidibé, les autorités régionales assistent, impuissantes, à la répétition tragique de l’histoire. « Quand les jeunes meurent comme ça, on se dit que c’est l’avenir de notre commune qui est hypothéqué, soupire le sous-préfet d’Oussoubidiagna, Bemba Tounkara. Mais ils refusent de laisser la route. Quoi qu’on leur dise, ils veulent aller chercher l’eldorado européen. » Le 7 janvier, 48 Maliens sont morts dans les eaux libyennes. En 2015, ils avaient été 376, un record en si peu de temps.

 

Yaya Sidibé et ses trois enfants dans la cour de sa maison Oussoubidiagna (Mali), le 31 octobre. MORGANE LE CAM / LE MONDE
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De Kayes, la principale ville de l’ouest du pays, il faut rouler plus de quatre heures pour accéder à Oussoubidiagna. Une seule piste, impraticable par mauvais temps, permet de rallier cette paisible bourgade, où la place de l’école et le marché concentrent l’essentiel de l’activité. Dans les chemins environnants, on croise surtout des femmes, des vieux et des enfants. Comme partout dans la région, bien des jeunes cherchent à migrer. Le phénomène n’a rien de nouveau : hérité du temps des grands empires établis entre le IIe et le XVIe siècles, il s’est développé à l’époque de la colonisation. « Les Maliens étaient obligés de payer les impôts en numéraire. Pour ce faire, ils partaient travailler sur les chantiers coloniaux du Sénégal, de Côte d’Ivoire et du Niger », explique Bréma Ely Dicko, chef du département de socio-anthropologie de l’université de Bamako.

 

« Valeur sociale »

 

A l’époque, le secteur de Kayes se forge une tradition migratoire qui sera renforcée par la première guerre mondiale. La France puise alors une partie de sa main-d’œuvre dans ses colonies. Un peu plus d’un demi-siècle plus tard, deux grosses sécheresses frappent le Sahel, en 1973 et en 1984, entraînant d’autres vagues de départs. Depuis, la migration s’est poursuivie, en particulier à Kayes, où la population déplore le manque d’investissements et d’opportunités économiques offertes par l’Etat.

Le ministère des Maliens de l’extérieur estime à plus de 4 millions le nombre de ses ressortissants installés à l’étranger, sans pouvoir préciser le caractère régulier ou non de leur migration. Si la plupart d’entre eux ont migré vers d’autres pays africains, la France est à l’évidence la destination européenne privilégiée. Une large majorité des 120 000 Maliens établis dans l’Hexagone sont originaires de la région de Kayes et maintiennent le lien avec leur terre d’origine.

A Oussoubidiagna, tout ou presque a été construit grâce à leur argent : pompes à essence, mosquées, boutiques… A tel point que les habitants ont coutume de dire que seule l’école délabrée, édifiée en 1942, a été financée par l’Etat. Sans eau courante, ni électricité, la commune se sent abandonnée. « L’Etat prend tout et rien ne marche dans notre pays, résume un habitant, Moussa Koye Sissoko. Nous sommes les laissés-pour-compte de l’administration. Alors, quand tu ne trouves plus de travail et que tu n’as plus rien à manger, tu pars. » Cet homme costaud et plein d’assurance, qui fut ouvrier dans les Yvelines entre 1988 et 1999, se désole de voir les jeunes tenter l’« aventure » – le surnom local de l’immigration irrégulière –, mais n’essaie pas pour autant de les en dissuader. Quel serait leur avenir s’ils restaient ?

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Yaya, elle, n’a pas baissé les bras. Depuis la mort de son époux, elle puise dans ses dernières forces pour tenter de retenir les candidats à l’exil. « Mais c’est peine perdue, soupire-t-elle. Ici, les jeunes peuvent tout entendre sauf qu’il ne faut pas partir en Europe. » Il y a deux mois, son frère et celui de son défunt mari l’ont quittée. « Je les ai suppliés, en leur disant qu’ils risquaient eux aussi de finir au fond de la mer, raconte-t-elle. Mais ils ne m’ont pas écoutée, comme tous les autres. A chaque fois que je dis ça à un homme, il me considère comme une ennemie et pense que je suis jalouse. » Culturelle et économique, la migration est aussi auréolée d’une forme de prestige aux yeux de la population. « C’est ce qui détermine la valeur sociale d’un Kayésien, souligne Mohamed Abdoulaye Niang, expert des flux migratoires. Dans notre langue, un adage prétend que si un immigré n’acquiert pas la fortune en Europe, il reviendra au moins avec la connaissance. Comme pour souligner qu’on ne sort jamais perdant de l’aventure. »

 

Signes extérieurs de richesse

 

A Oussoubidiagna, les rares jeunes gens ayant fait le choix de rester au pays le payent au prix fort. Par exemple, Alakafissa Kanouté, un ancien étudiant en anglais. Il y a plusieurs mois, cet homme de 36 ans s’est mis en quête d’une épouse. Mais, comme il ne comptait pas migrer et puisque aucun de ses frères ne vivait en Europe, il a essuyé les refus des pères des trois filles sollicitées. Ces échecs ne l’empêchent pas de se battre contre l’immigration irrégulière. Secrétaire général de l’association locale Ne pars pas en mer, il multiplie les séances de sensibilisation, mais se heurte souvent à un mur. Sa propre mère subit les conséquences de la situation. « Je n’ai personne en Europe, alors je suis considérée comme une moins que rien, comme la plus pauvre des pauvres, confie-t-elle. Quand j’ai besoin du soutien de quelqu’un au village, on me le refuse. »

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La modeste cour familiale, où se dressent huit cases en terre, contraste avec l’imposante maison à colombages du voisin. C’est ainsi à Oussoubidiagna : le béton est synonyme de migration. Il suffit d’observer les habitations pour repérer les grandes familles d’aventuriers. Celle de Bakary Koulibaly en fait partie. Dans sa cour goudronnée, avec eau et électricité, il est le seul homme de la famille. Les autres – une quinzaine – sont partis l’un après l’autre à Versailles, selon un modèle migratoire très classique dans la région. En général, l’aîné part en premier. Viennent ensuite ses cadets. Les voyages suivants sont financés par les frères installés en France. Charge aux hommes demeurés au village, comme Bakary, d’investir l’argent envoyé chaque mois par les exilés.

« Il n’y a pas de travail, c’est pour ça qu’il y a au moins un migrant par famille. C’est obligatoire, sinon on meurt de faim »
Moro Sissoko, habitant de Kayes

C’est ainsi qu’en 2012 celui-ci a pu édifier sa première maison en béton, puis une deuxième et une troisième, de plus en plus vastes et confortables. « Avant, nous étions pauvres, la cour se limitait à six cases rondes, comme celles de mon voisin, sourit-il, fier de la réussite des siens. Désormais, nous ne craignons plus les pénuries. » Derrière lui, une bâtisse spacieuse abrite divers locaux, loués à des commerçants. « La plupart des Kayésiens dépensent de cette manière l’argent de la diaspora, ajoute Alakafissa Kanouté. D’abord, ils assurent la nourriture puis les constructions pour la famille, avant d’investir dans du locatif. »

Ici comme dans le reste de la région, les fonds des migrants sont utilisés en priorité pour la famille, peu pour la communauté. Les sommes ainsi brassées sont énormes. Les Maliens figurent parmi les champions africains des transferts d’argent issus de la diaspora : 538 milliards de francs CFA (820 millions d’euros) pour la seule année 2017, selon la Banque mondiale, soit 6 % du PIB national. Ce montant colossal souligne les sacrifices financiers consentis par les exilés.

Transferts d’argent

 

Djbril Sissoko dans sa boutique, le 31 octobre. MORGANE LE CAM / LE MONDE

 

« Ici, nous ne comptons pas sur l’Etat mais sur nos immigrés », confirme Djibril Sissoko, en faisant visiter sa grande boutique. A l’image de nombreux ressortissants d’Oussoubidiagna, ce quadragénaire est rentré au village après avoir passé plus de dix ans en région parisienne à enchaîner les petits boulots dans la restauration. Sur ses 1 200 euros mensuels, il en envoyait 500 à ses proches. « Je n’avais plus grand-chose pour vivre, mais je suis parti pour faire vivre mes parents, pas pour une autre raison », assure-t-il. Aujourd’hui, Djibril a réussi et arrondit ses fins de mois en gérant l’argent des ressortissants de la commune restés en France. Lorsque l’un d’entre eux veut transférer des fonds à sa famille, il le fait sur le téléphone de Djibril, qui se charge, moyennant une commission de 5 %, de remettre la somme en liquide aux intéressés. Un système baptisé le « fax » dans la région de Kayes.

Assis à la gauche de Djibril, Moro Sissoko connaît la success story de son ami. A 39 ans, ce père de quatre enfants affirme avoir toujours voulu partir. Lorsqu’on lui demande ce qu’il fait dans la vie, il se contente de répondre « rien du tout ». « Il n’y a pas de travail, poursuit-il, c’est pour ça qu’il y a au moins un migrant par famille. C’est obligatoire, sinon on meurt de faim. » Voilà trois ans qu’il attend que son frère lui envoie d’Europe de quoi financer sa propre traversée de la Méditerranée. Pour l’instant, c’est impossible : il est coincé dans un camp de réfugiés en Italie.


Le frère de Djibril n’a même pas eu la chance, lui, d’atteindre les rives européennes et figure, comme le mari de Yaya, sur la liste des Maliens décédés en mer en 2014. Mais cela ne suffit pas à entamer la détermination de Moro Sissoko : « J’ai perdu beaucoup de mes amis cette année-là, mais je n’ai pas peur. Ici, personne ne craint de mourir en mer, car la mort est partout, et c’est Dieu qui décide. » Les chiffres sont pourtant éloquents : selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), plus de 2 000 hommes, femmes et enfants, de diverses nationalités, sont décédés en Méditerranée depuis le début de l’année.

Selon Moro, Djibril et les autres, la restriction des politiques migratoires européennes ne dissuade en rien leurs compatriotes de s’exiler. Pour Mohamed Abdoulaye Niang, ces politiques sont même contre-productives : « Lorsque les Européens ont durci les conditions d’obtention des visas, dans les années 2000, les flux migratoires ont pris de l’ampleur. Quand les voyageurs pouvaient partir dans les règles, la migration était plus circulaire. Ils pouvaient bouger, donc aller et revenir. Désormais, non seulement les migrants ont du mal à partir en Europe, mais une fois sur place ils sont souvent bloqués et vont avoir tendance à y rester. »

Prostrée au fond de sa cour, Yaya Sidibé craint que ses enfants décident eux aussi, une fois adolescents, d’emprunter, comme leur père, la « route de l’espoir ». Pour sa part, elle n’en a plus aucun. « Je ne veux pas que l’histoire se répète, glisse-t-elle, mais personne ne m’écoute. Les gens ne comprennent pas qu’au bout du chemin la mort les attend et que, s’ils meurent en mer, c’est aussi l’espoir de toute leur famille qui se noiera. »

Morgane Le Cam

(Oussoubidiagna (Mali), envoyée spéciale)

Source : Le Monde

 

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