Dix femmes qui pensent l’Afrique et le monde

Africaines ou afrodescendantes, elles explorent le passé colonial, esclavagiste, le racisme, le féminisme… Portraits.

Elles sont romancière, philosophe, artiste, féministe, chercheuse, militante, politologue, ou tout cela à la fois. Portraits de femmes, africaines ou afrodescendantes, qui vouent leur vie à décrypter le passé colonial, les traites négrières et la place des femmes dans cette mémoire douloureuse pour faire advenir un monde où les femmes noires auront toute leur place.

Chimamanda Ngozi Adichie, la conteuse

 

Chimamanda Ngozi Adichie, écrivaine nigériane, à Paris en janvier 2018. STEPHANE DE SAKUTIN / AFP

Chinua Achebe disait d’elle qu’elle a « le don des anciens conteurs ». Auteure de best-sellers (L’Hibiscus pourpre, L’Autre Moitié du soleil, Americanah) traduits dans trente langues, la Nigériane Chimamanda Ngozi Adichie est aussi bien reconnue de ses pairs, des critiques littéraires que des personnalités du monde politique ou du show-business. A seulement 41 ans, elle est considérée comme l’une des plus grandes plumes du continent, récompensée par de nombreux prix prestigieux. Elle profite d’une telle aura que ses propos sur le féminisme, le racisme, le sexisme, les migrations ou encore la situation post-coloniale sont largement repris et commentés.

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Avec son franc-parler, Chimamanda Ngozi Adichie, qui partage sa vie entre les Etats-Unis et le Nigeria, où elle est née en 1977, refuse les étiquettes d’« écrivaine africaine », « afropolitaine ». Elle préfère se présenter comme une « féministe africaine heureuse qui ne déteste pas les hommes » (Nous sommes tous des féministes, Gallimard, 2015). Dans son œuvre, elle choie les détails et développe une analyse très fine qui déconstruit les stéréotypes accolés à l’Afrique et à ses habitants, aux Noirs, aux femmes, aux migrants et donne à voir, à rebours, les sociétés occidentales, comme les Etats-Unis ou la Grande-Bretagne.

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Elle rejette également la qualification d’« afroféministe », rétorquant que les Africains n’ont pas besoin de termes spécifiques pour se penser ou définir leurs actions. Mais contrairement à Awa Thiam qui, en 1978, dans La Parole aux négresses, interrogeait déjà l’universalisme du féminisme occidental, Chimamanda Ngozi Adichie ne contextualise guère sa pensée : les conditions économiques et historiques qui ont produit le patriarcat ou le racisme qu’elle dénonce sont peu analysées. Et elle évacue rapidement la dimension culturelle en affirmant que « la culture ne crée pas les gens. Les gens créent la culture ». Tout le contraire de l’approche de Françoise Vergès qui, dans l’aire francophone, revient sur les spécificités du féminisme des Africaines et des afrodescendantes.

Tanella Boni, la résistante

 

Tanella Boni, philosophe, romancière et poétesse ivoirienne, en 2012 au salon du livre de Genève. Ludovic Péron

« On résiste par les mots », affirme Tanella Boni, qui multiplie les actes de résistance. Philosophe, romancière – Prix Ahmadou Kourouma 2005 pour ­Matins de couvre-feu (Le Serpent à plumes) –, poétesse – médaille de bronze du prix Théophile-Gautier de l’Académie française 2018 pour Là où il fait si clair en moi (Bruno Doucey, 2017) –, auteure jeunesse, l’Ivoirienne de 64 ans invite à réenchanter un « monde qui se défait fil à fil ». Ses poèmes et ses travaux philosophiques interrogent la manière dont les femmes et les hommes peuvent l’habiter « en humains » et conserver, malgré la violence qui s’y déploie, leur dignité. Un thème qui, à l’instar de la question de la possibilité d’un monde pour tous, traverse l’œuvre multiforme de la vice-présidente de la Fédération internationale des sociétés de philosophie.

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L’un de ses ouvrages principaux, Que vivent les femmes d’Afrique ? (éditions du Panama, 2008), questionne le concept de genre et la place des femmes d’Afrique dans la réflexion féministe, à la fois comme objet d’étude et comme auteures, et montre comment l’« insécurité féminine » peut être un levier d’action et de pensée pour des femmes qui multiplient les « stratégies de résistance et de révolte ». Pour l’enseignante de l’université Félix-Houphouët-Boigny, à Abidjan, les Africaines propagent de nouvelles « formes d’invention ou de réinvention de la manière de participer aux affaires publiques » (revue Diogène 2007/4, n° 220) et donc de concevoir la citoyenneté, notamment en investissant le religieux.

Tanella Boni questionne le politique à travers la place des exclus – les femmes, les migrants, les pauvres… – d’un monde qui « fabrique des zombies » (Diogène 2012/1, n° 237), ces « humains [qui] se transforment peu à peu en ombres flottantes, sans volonté, supportant des violences inouïes ». Avant de souligner leur capacité à réinventer le monde car ils sont « “in-tuables, comme le suggère cet adage qui a cours dans les rues d’Abidjan : “Cabri mort n’a pas peur du couteau” ».

Ken Bugul, la résiliente

 

Mariètou Mbaye, romancière francophone sénégalaise, plus connue sous son nom de plume, Ken Bugul. Antoine Tempé

« Celle dont personne ne veut », ken bugul, en wolof. Le pseudonyme que s’est choisi Mariètou Mbaye sur les vives recommandations des Nouvelles Editions africaines lors de la parution de son premier roman, Le Baobab fou (1984), reflète une grande partie de sa vie. Née en 1947 d’un père âgé de 85 ans, elle a été délaissée par sa mère quand elle avait 5 ans, battue et internée à la demande de l’homme qu’elle aimait – un Parisien des beaux quartiers – lorsqu’elle vivait en France, puis rejetée par sa famille à son retour au Sénégal. Mais Mariètou Mbaye aurait aussi pu choisir un nom qui traduise l’incroyable force et l’insatiable désir de liberté qui l’ont toujours portée. Car, si sa vie a été faite de souffrance, elle révèle une résilience à toute épreuve et une indépendance chevillée au corps et à la plume.

Toute sa vie, elle s’est libérée de l’emprise des hommes et des catégories, africaines ou occidentales, du prêt-à-penser. Figure incontournable de la littérature en Afrique, Ken Bugul est l’auteure, entre autres, d’un triptyque autobiographique. Le Baobab fou, au parfum de scandale, évoque le destin d’une Africaine arrivée en Occident qui découvrira drogue et alcool, sexe et prostitution. Cendres et braises (L’Harmattan, 1994) dénonce les violences conjugales. Quant à Riwan ou le chemin de ­sable, Grand Prix littéraire d’Afrique noire 1999, il bouscule les idées sur la condition des femmes en Afrique. Ken Bugul y narre son retour au pays, le rejet des siens, et son mariage avec celui qui la sauvera, un serigne (guide spirituel) dont elle deviendra, à 32 ans, la vingt-huitième épouse et qui l’encouragera à écrire.

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Bien avant qu’on ne parle d’« afroféminisme », les romans de Ken Bugul questionnent la condition féminine et l’importance de penser les identités comme des identités de relation, qui ne doivent pas se couper de leur source. Son œuvre est aussi une réflexion sur l’assimilation, l’acculturation et la nécessité de garder le lien avec ses racines afin de ne pas être une pâle copie des autres et de devenir « une personne quasi irréelle, absente de ses origines », car la modernité n’est pas là.

Nadia Yala Kisukidi, l’afrocentrée

 

Maîtresse de conférence à l’université Paris-VIII, Nadia Yala Kisukidi est, à 40 ans, l’une des très rares universitaires français à consacrer un séminaire à la philosophie africaine, ou plus largement à ce qu’on appelle la philosophie africana, qui intègre les réflexions et productions théoriques des diasporas (Caraïbes, Etats-Unis, Amérique du Sud, Europe…). Face à une absence quasi systématique de références non occidentales dans les travaux scientifiques et les enseignements universitaires, cette spécialiste de Bergson a organisé avec ses collègues Matthieu Renault, Farah Chérif Zahar, Guillaume Sibertin-Blanc et Orazio Irrera, un séminaire de recherche et pédagogique sur les « archives non européennes de la philosophie », questionnant la façon dont s’est construite cette discipline en France et le corpus sur lequel elle repose. Une manière de poursuivre le travail amorcé à la fin des années 1980 par V. Y. Mudimbe qui a pointé la prédominance d’une « bibliothèque coloniale » dès lors qu’il s’agit de penser « l’idée d’Afrique ».

Travaillant à la croisée de « la problématique noire telle qu’elle se pose en France et en Europe dans un contexte d’impensé colonial et racial » et de la question africaine, afin de compliquer la notion de diaspora, Nadia Yala Kisukidi, née d’une mère franco-italienne et d’un père congolais (RDC), se démarque des approches identitaires. Dans son ouvrage Espérance noire (Editions Amsterdam, à paraître en 2019), elle cherche, explique-t-elle au Monde, à « ressaisir la question noire dans un spectre de questionnements oniriques, non essentialistes et selon un mode symbolique » et s’interroge sur le « statut du nom “noir” » en sondant la fécondité politique et théorique de son usage. « Je me situe dans une aporie, détaille-t-elle, celle de la nécessité d’abandonner le mot “noir”, du fait de sa dimension essentialiste, et la nécessité de son maintien car, paradoxalement, c’est aussi un rempart contre la race ». Ce qui l’amène à relire Cheikh Anta Diop et à retravailler la notion d’afrocentricité.

Koyo Kouoh, la curatrice

 

Koyo Kouoh, commissaire d’exposition camerounaise, installée à Dakar. DR

L’objectif est clair : « penser un commissariat [d’exposition] décolonial » et « de manière plus poussée, [évoquer] le refus même de le penser dans un espace théorique qui a, avant tout été défini par l’Occident, ou réfléchir sur les conséquences de la dominance masculine et des transgressions misogynes existant dans un champ professionnel marqué, entre autres paradigmes, par les hiérarchies de genre et de race ». Pour la 6e session de la RAW Académie, intitulée « Cura » et qui aura lieu de mars à mai 2019, Koyo Kouoh propose d’envisager de nouvelles manières de donner à voir et à penser avec les artistes africains. Dans un contexte postcolonial où perdurent les tentations hégémoniques, il importe plus que jamais de ne pas oublier que concevoir une exposition est « une manière d’écrire et de ré-écrire des histoires, de lire le présent et d’imaginer tous les futurs possibles ».

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A 51 ans, la Camerounaise est l’une des plus importantes curatrices africaines. Elle a notamment collaboré aux Documenta de 2007 et de 2012, à la Biennale de Dakar, aux Rencontres de Bamako. Son travail explore la matrice coloniale au-delà de la seule histoire européo-africaine (« Still (the) Barbarians », 2016), le rapport que les femmes africaines entretiennent à leur corps. Lequel peut être un outil politique, de domination ou de résistance, un lieu de crime lorsqu’il est violé, maltraité ou tué (« Body Talk », 2014). Les questions de genre, de féminisme, de sexualité sont auscultées, repensées.

Installée à Dakar depuis 1996 après une enfance passée au Cameroun et une adolescence en Suisse, Koyo Kouoh dirige la RAW Material Company (raw signifie « brut » en anglais et « pionnier » en wolof), qu’elle a conçue comme un centre d’exposition et d’expérimentation, une fabrique où l’on produit du savoir, et où alternent manifestations culturelles, résidences d’artistes, d’écrivains ou de commissaires d’exposition, conférences, débats où chacun est invité à réfléchir au-delà des disciplines. Une « manière d’être, de vivre et de penser avec et à travers l’art et les artistes ».

Seloua Luste Boulbina, la philosophe

 

A la lecture de L’Afrique et ses fantômes. Ecrire l’après (Présence africaine, 2015), on comprend à quel point, chez Seloua Luste Boulbina, vie personnelle et quête intellectuelle sont liées. Née en France d’une mère française et d’un père algérien, avant de grandir dans l’Algérie nouvellement indépendante, la philosophe, chercheuse associée au Laboratoire du changement social et politique de l’université Paris-Diderot, questionne l’après-colonisation et ses résidus – physiques, intellectuels, psychologiques… – des deux côtés de la Méditerranée. Et distingue le postimpérial du postcolonial.

Le premier concerne les anciennes métropoles et nécessite qu’elles sortent du colonialisme, autrement dit qu’elles se dépouillent de leur mentalité et de leurs réflexes de colon qui font qu’elles mettent, sur leur propre territoire, les afrodescendants en situation de minorité. Le second est l’affaire des ex-colonisés qui doivent surmonter le traumatisme du passé colonial, sortir de l’emprise et « restaurer les subjectivités niées ». Car, rappelle-t-elle, l’indépendance n’a été que l’événement du processus de décolonisation, lequel n’est toujours pas achevé et nous oblige, au Nord comme au Sud, à sonder nos géographies et cartographies mentales et intellectuelles. Dès lors, dit-elle dans Les Miroirs vagabonds ou la décolonisation des savoirs (Presses du réel, 160 pages, 15 euros), l’approche décoloniale devient un travail sur soi, une exigence épistémique et éthique.

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Directrice de programme au Collège international de philosophie entre 2010 et 2016, Seloua Luste Boulbina est, selon le philosophe Achille Mbembe, l’auteure de « l’un des projets critiques sans doute les plus fertiles dans le paysage intellectuel français contemporain ». Passionnée de littérature et d’art contemporain, elle s’appuie sur ceux-ci pour étayer ses réflexions en ce qu’ils sont des lieux où les imaginaires se construisent et se déconstruisent et des laboratoires d’expérimentation de nouvelles rationalités.

 

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Séverine Kodjo-Grandvaux

Source : Le Monde

 

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