Redécouvrir Lamine Guèye

Grand combattant pour l’égalité des droits politiques dans la République coloniale, Lamine Guèye est une figure fondatrice du monde politique sénégalais et ouest-africain. Un colloque lui est consacré à Dakar les 13 et 14 novembre 2018 : « Maître Lamine Guèye. Un itinéraire panafricain ».

 

Questions… Saliou Mbaye, ancien directeur des Archives Nationales du Sénégal et organisateur du colloque.

Qui est Lamine Guèye ?

Lamine Guèye est né le 20 septembre 1891 à Médine, au Soudan (actuel Mali), de parents saint-louisiens, donc citoyens français établis sur le Haut-Fleuve du Sénégal pour les besoins du commerce.

Après des études coraniques, Lamine Guèye entre à l’école des Frères Ploërmel qu’il quitte en 1904, après la séparation de l’Eglise et de l’Etat pour poursuivre ses études à l’école Brière de l’Isle où il obtient le certificat d’études primaires. Il entre alors à l’école primaire supérieure (école Faidherbe) et y réussit le brevet supérieur, en 1907, ce qui lui ouvre les portes de l’enseignement. Il devient instituteur. Il est également recruté comme traducteur en arabe à la medersa de Saint-Louis où sont formés les interprètes et les cadis.

L’administration coloniale donnant peu de possibilités aux autochtones de poursuivre des études, il profite de son enrôlement dans l’armée comme originaire des quatre communes et met à profit son séjour en France pour obtenir successivement la première partie du baccalauréat (1916 à Bordeaux) et la deuxième partie (1917 à Lyon). Il s’inscrit à l’Université où il s’oriente vers les études de droit sanctionnées par la licence en 1919-1920 et le doctorat en 1921. Sa thèse intitulée : « De la condition juridique des Sénégalais dans les quatre communes »pose bien la question de la citoyenneté des originaires des quatre communes qui fait l’objet de quelques contestations dans certains milieux coloniaux. Il devient le premier docteur en droit de l’Afrique occidentale française (AOF). Toute sa vie durant, il s’est battu pour que les habitants d’outre-mer obtiennent l‘égalité avec les citoyens français de la métropole.

De retour au pays, il est nommé, en 1920, professeur de mathématiques à l’Ecole normale William Ponty de Gorée où il compte parmi ses élèves de futurs chefs d’Etat comme Houphouët-Boigny, Modibo Keïta ou Hamani Diori.

Il s’inscrit également comme avocat-défenseur avant de se muer à partir de 1931 en magistrat, ce qui l’amène à la Cour d‘Appel de la Réunion et de la Martinique. Il en revient en 1940 pour retrouver sa robe d’avocat et se présente désormais comme le défenseur des opprimés, qu’il s’agisse d’hommes politiques attaqués par des maisons de commerce bordelaises, de tirailleurs sénégalais, notamment ceux de Thiaroye44 accusés de rébellion, ou de parlementaires malgaches.

Mais déjà, il se distingue avec son groupe d’amis et leur mouvement « L’Aurore » qui a soutenu la candidature de Blaise Diagne en 1914. Ensuite, il s’oppose à Blaise Diagne et est élu maire de Saint-Louis de 1925 à 1927. De 1925 à 1929, il est élu conseiller colonial mais finit par démissionner et reprendre ses études au cours d‘une année sabbatique au bout de laquelle il obtient une diplôme d’études supérieures en droit privé. Il soutient Galandou Diouf contre Blaise Diagne et en 1934, après le décès du député, ses amis (dont les étudiants sénégalais en France) le poussent à se présenter aux élections législatives contre Galandou. Il est battu.

Son heure arrive avec la Deuxième Guerre mondiale et le décès de Galandou. Lamine Guèye devient l’homme politique le plus vue de la colonie. En 1945, Il coopte Léopold Sédar Senghor pour se présenter avec lui sous la bannière du Bloc socialiste, son parti affilié à la SFIO en vue de l’élection d’abord à la Constituante et ensuite à l’Assemblée Nationale. Ils sont élus comme députés du Sénégal. Il est aussi sous-secrétaire d’Etat à la Présidence du Conseil de 1946 à 1947. En 1948, une brouille les oppose, portant notamment sur l’orientation du parti et Senghor démissionne de la SFIO et crée son propre parti le BDS (Bloc démocratique sénégalais ) qui va remporter les élections législatives de 1951 et de 1956.

Cependant Lamine Guèye reste maire de Dakar de 1945 à 1961 et de 1958 à 1959 , il est sénateur de la Communauté. A partir de 1956, il appelle à la fusion des partis politiques, ce qui se fait avec la création de l’UPS (Union progressiste sénégalaise) qui va amener le pays à l’indépendance dans la Fédération du Mali (1959-1960), qui réunit le Sénégal et le Soudan.

Lamine Guèye est président de l’Assemblée nationale de 1960 à 1968, date de son décès survenu à Dakar, le 10 juin 1968.

Il s’est illustré lors de la crise de décembre 1962 qui a opposé les présidents Senghor et Mamadou Dia en organisant, dans sa propre maison, le vote des députés favorables à la motion de censure après qu’ils ont été évacués de l’Assemblée nationale investie par les forces de l’ordre. Deus ex machinaou arbitre ? En tous cas, le Sénégal échappe à une crise institutionnelle qui aurait pu perturber durablement la marche du pays.

Qu’est ce que la Loi Lamine Guèye ?

En Afrique de l’ouest francophone, il a existé jusqu’en 1946 deux statuts juridiques différents pour les populations qui se divisent en citoyens et en sujets. C’est la loi du 24 avril 1833 qui accorde la citoyenneté aux habitants libres de Saint-Louis. La mesure est étendue aux communes de plein exercice au fur et à mesure qu’elles ont été créées. Ainsi les originaires des quatre communes du Sénégal (Saint-Louis, Gorée, Rufisque, Dakar) et leurs descendants sont citoyens français ; il faut y ajouter l’infime minorité de ceux qui ont pu accéder à la citoyenneté française.

Les citoyens ont les mêmes droits et les mêmes devoirs que les citoyens français de la métropole : ils élisent un député à partir de 1848, un conseil général qui vote le budget de la colonie et des conseils municipaux ; ils sont soumis au paiement de l’impôt à partir de 1861, à l’inscription à l’état -civil et sont astreints au service militaire, plus précisément à partir des lois Blaise Diagne de 1915 et 1916. Ils sont jugés selon le droit français mais néanmoins ils ont la possibilité, pour les questions relatives à la famille, de se faire juger selon le tribunal musulman institué en 1857 et peuvent pratiquer la polygamie selon les préceptes de la loi musulmane.

A partir de 1887 est institué l’indigénat qui régit le statut des indigènes ou sujets. Ces derniers qui constituent l’immense majorité, sont soumis à l’indigénat (c’est-à-dire à l’arbitraire des administrateurs coloniaux ou de leurs représentants), font des prestations, paient l’impôt de capitation, vont à l’armée sous un régime différent de celui des citoyens et soumettent leurs conflits ou différends à des tribunaux indigènes jugeant selon les coutumes locales.

La Loi Lamine Guèye votée le 7 mai 1946 met fin à ce système en accordant la citoyenneté française à tous les habitants de la République française. On a pu la comparer à l’édit de Caracalla pris en 212 qui accordait la citoyenneté à tous les habitants de l’Empire romain. Mais en fait s’agit-il d’une citoyenneté française ou d’une citoyenneté de l’Union française ? En tous cas, c’est un pas important qui est franchi dans la voie de l’égalité.

Quel héritage reste-t-il de lui en Afrique de l’ouest ?

Lamine Guèye a fait voter deux lois qui restent liées à son nom : la loi sur la citoyenneté et la loi du 30 juin 1950 qui porte sur l’égalité de traitements et d’avantages pour tous les fonctionnaires civils et militaires de l’outre-mer. Il a mené et réussi le combat pour le vote des femmes citoyennes en 1944, ce qui a ouvert la voie à la participation des femmes à la vie politique. C’est un éveilleur de conscience qui, pendant qu’il était maire de Dakar, a aidé à la formation des cadres en accordant des bourses à des hommes et des femmes qui sont allés se former en France et qui vont se présenter comme le fer de lance dans la revendication de l’indépendance nationale. Il a été un des farouches défenseurs de l’Unité africaine.

Au total, Lamine Guèye est un homme politique de grande qualité, un intellectuel enraciné dans ses valeurs de civilisation, un démocrate, un panafricain. L’Afrique de l’ouest lui doit beaucoup. C’est un modèle car comme l’écrit le poète-Président Léopold Sédar Senghor dans Lapoésie de l’action : «Quand je faisais mes études secondaires, Lamine Guèye était, pour tous les lycéens et collégiens, l’exemple à suivre » .

Lamine Guèye est l’auteur de Itinéraire africain publié en 1966 à Paris, aux éditions de Présence Africaine. C’est cet homme au parcours exceptionnel que l’Association pour la Pérennisation de la Pensée et de l’Oeuvre du Président Lamine Guèye (1891-1968), au nom du devoir mémoriel, entend honorer et pour ce faire, elle saisit l’occasion que lui offre la célébration du cinquantenaire de sa disparition pour organiser à Dakar , du 12 au 14 décembre 2018, une exposition et un colloque sur le thème : « Maître Lamine Guèye. Itinéraire panafricain (1891-1968) »

Jean-Pierre Bat

Source : Libération (Blog Africa4)

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