Le sans-gêne des puissants

Je fis le rapprochement entre mon Saoudien et ceux de ses pairs qui semblent trouver normal de se débarrasser d’un être humain comme on écrase un moustique.

C’est une coïncidence qui m’a fait réfléchir. La même semaine où l’on apprenait qu’un éminent journaliste saoudien avait été assassiné dans le consulat de son pays à Istanbul, je fus témoin à Paris d’une petite scène édifiante dont le héros, si j’ose dire, était également un sujet des Ibn Saoud. C’était au Louvre, samedi dernier.

 

Dans l’aile réservée aux arts islamiques, en sous-sol, sont exposées de très belles mosaïques en provenance du Moyen-Orient. J’étais en train d’en admirer une lorsqu’un jeune homme, bien nourri à en juger par sa panse déjà conséquente, me bouscula pour se planter devant le chef d’œuvre. Il était suivi par deux femmes enniqabées qui n’avaient d’autre fonction, semblait-il, que de l’admirer, lui, ce beau spécimen d’homo erectus. Il se lança dans une logorrhée qui avait peut-être un sens– mais je dois avouer qu’il m’échappa. Je crus comprendre qu’il comparait la mosaïque avec quelque autre qu’il possédait lui-même du côté de Marbella. Possible. En tout cas, ce qui est sûr, parce que son accent l’indiquait clairement, c’était un Saoudien.

 

Il y a des Saoudiens qui sont de parfaits gentlemen– c’était d’ailleurs une des qualités de feu Jamal Khashoggi. J’en ai rencontrés qui étaient courtois, cultivés et faisaient preuve d’une grande humilité. Ce n’était pas le cas de mon Saoudien du Louvre, samedi dernier. M’ayant chassé d’un coup de coude, comme si j’étais son serviteur yéménite, il étalait son absence de culture et son arrogance devant sa suite– qui étaient donc ces deux femmes? En tout cas, elles ne disaient mot.

 

Et puis, il y eut le geste.  D’un ongle désinvolte, le butor se mit à gratter la mosaïque millénaire. Je crus halluciner. Un gardien bondit sur ses pieds et hurla:

 

– On ne touche pas les œuvres d’art!

 

Peine perdue. Butor Ibn Goujat continuait son petit grattage d’ongulé. Il fallut que le gardien vînt se mettre entre lui et l’objet de ses assauts pour qu’il consentît à s’arrêter. Et encore: ce fut lui qui enguirlanda le pauvre préposé. Il le fit dans un mélange d’arabe et d’anglais que l’autre ne comprit pas. Puis la caravane s’ébranla et alla ailleurs s’en prendre au patrimoine de l’humanité.

 

Ecœuré, j’étais allé du côté de la Perse admirer une porte somptueuse faite de carreaux de faïence verte. Et puis le soir, en regardant le journal télévisé, je fis le rapprochement entre mon Saoudien et ceux de ses pairs qui semblent trouver normal de se débarrasser d’un être humain comme on écrase un moustique. Sans doute sont-ils de la même engeance. Nés dans le luxe, habitués à ce que le moindre de leurs caprices soit immédiatement obéi, ayant une image hypertrophiée de ce qu’ils valent (pas grand-chose, au fond) parce qu’entourés de sycophantes– comment s’étonner qu’ils croient avoir le droit d’abîmer une œuvre d’art ou de prendre une vie, puisque tel est leur bon plaisir?

 

Mais ne généralisons pas. Il y a aussi des puissants, des riches, des héritiers qui ont des manières raffinées et font montre en toutes circonstances d’un impeccable savoir-vivre. Par quel miracle? Et bien justement, ce n’est pas un miracle: ils sont bien éduqués, voilà tout. Prince ou palefrenier, tout est question d’éducation.

 

Fouad Laroui

Source : Le 360.ma (Maroc)

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