Guy Sorman : « Eric Zemmour a élargi le champ de la haine »

L’essayiste estime, dans une tribune au « Monde », que le polémiste est devenu le symptôme de la droite la plus décomplexée, qui s’attaque en révisionniste aux marqueurs de notre histoire contemporaine.

 

Tribune. Dommage, l’expression a trop servi. Mais elle vaut si bien pour Eric Zemmour : « De quoi Zemmour est-il le nom ? » Son œuvre, ses foucades, ses insultes n’ont guère d’intérêt par elles-mêmes : ce ne sont, en réalité que de pâles copies des incartades auxquelles nous a habitués Jean-Marie Le Pen. Mais ce Le Pen-là finissait toujours devant les tribunaux, récusé par tous, y compris dans son parti. M. Zemmour, c’est l’inverse : il passe pour un éminent penseur. A gauche, on l’invite, pour le tourner en dérision peut-être, mais sans succès, car le bonhomme est agile. A droite, on le soutient, on s’en réclame. Valeurs actuelles, Le Figaro, ces médias intelligents sont maintenant rangés en ordre de bataille, alignés sur les propos les plus extrêmes de M. Zemmour, telle son invitation à assassiner Maurice Audin une seconde fois, à rejeter hors de France ceux qui ont la peau trop noire – et les Arabes bien sûr, surtout les Arabes.

Lire aussi :   « Votre prénom est une insulte à la France » : la chroniqueuse Hapsatou Sy diffuse les propos d’Eric Zemmour

M. Zemmour n’est plus un trublion, mais le symptôme, l’expression en pleine lumière d’une droite dite « décomplexée », fière de son passé le plus honteux. Il se passe bien quelque chose dans la société française, et M. Zemmour en est le nom. Ce que visent M. Zemmour et ses soutiens renvoie à des marqueurs sensibles de notre histoire contemporaine : le régime de Vichy, la décolonisation, Mai 68. Pétain d’abord, et sa devise « Travail, famille, patrie », cela plaît à M. Zemmour, qui en fait l’éloge. Ce maréchal avait du bon et, au surplus, il chassait le métèque : la France telle qu’on l’aime dans la nouvelle droite.

L’essence du révisionnisme

 

Pourquoi un Zemmour peut-il écrire cela aujourd’hui et en être approuvé ? C’est que le temps a passé, le régime de Vichy est devenu une abstraction : on peut en faire une image pieuse, libérée de ces horreurs bien réelles dont il ne reste plus de témoins directs. C’est le principe du révisionnisme. Jacques Chirac avait reconnu la responsabilité de l’Etat français dans l’extermination des juifs, parce qu’il appartenait à l’ultime génération encore ancrée dans la seconde guerre mondiale et la Résistance ; il était de la génération d’avant. La part des Français qui fut vichyste, de 1940 à 1944, peut de nouveau l’être, ou plutôt leurs héritiers, parce que le vichysme est devenu une idéologie pure.

Lire aussi :   Gérard Noiriel : « Eric Zemmour tente de discréditer tous les historiens de métier »

Pétain fut la France, et le pétainisme reste français. Sans l’admettre, on doit comprendre cela : tous les Français ne sont pas progressistes, nombre d’entre eux sont réactionnaires, ce qui est leur droit. Il est seulement embarrassant que ce droit légitime maquille l’histoire et la réalité. Ce n’est pas nouveau : les bonapartistes réinventèrent Napoléon, des catholiques nient la pédophilie dans l’Eglise et des communistes ont oublié Staline ; le « zemmourisme », oublieux et sélectif à cet égard, est une idéologie comme les autres.

La laïcité est légitime, mais le laïcisme de combat de M. Zemmour et de ses affidés est une mascarade

Révisionnisme aussi de la guerre d’Algérie et de la décolonisation. Les pieds-noirs, leurs héritiers et leurs partisans n’ont jamais accepté d’avoir perdu cette guerre, d’avoir dû donner raison à la révolution arabe et d’avoir dû renoncer à nos belles colonies. On peut sympathiser avec leur souffrance personnelle, mais on regrettera qu’ils n’aient pas été capables, ni naguère ni maintenant, de reconnaître la souffrance de l’autre. On touche là à l’essence du révisionnisme : une idéologie fondée sur la haine de l’autre, sans jamais prendre en compte que l’autre aussi est humain et que les révisionnistes le torturent.

Lire aussi :   Eric Zemmour condamné en appel pour des propos islamophobes

Cette guerre d’Algérie infiniment perpétuée par M. Zemmour est un ressort profond de leur rejet des Français d’origine arabe : contre ceux-là, les appels à la laïcité, s’ils sont musulmans, ne sont que le maquillage d’une revanche. La laïcité est légitime, mais le laïcisme de combat de M. Zemmour et de ses affidés est une mascarade. Ce que cela, par-delà le revanchisme et le révisionnisme, révèle la nostalgie de l’empire français (comme le Brexit en Grande-Bretagne est la nostalgie de l’impérialisme et comme le trumpisme aux Etats-Unis est la nostalgie de la pax americana).

« La revanche du mâle blanc »

 

Devrait-on qualifier ces révisionnistes de racistes, tout simplement ? Reprocher, comme s’y emploie Zemmour, à une femme noire de ne pas porter un prénom français, c’est-à-dire chrétien, revient en réalité à lui reprocher d’être noire. Et nous assistons en ce moment, c’est indéniable, dans tout l’Occident, non pas à un regain du racisme ordinaire (encore que), mais à ce que j’ai nommé dans le cas des Etats-Unis, « la revanche du mâle blanc ».

Lire aussi :   Tania de Montaigne : « Eric Zemmour est dans la jubilation morbide de cette fin du monde qu’il appelle de ses vœux »

On rappellera que M. Zemmour, l’essayiste, s’était initialement singularisé en s’attaquant aux féministes ; il n’a depuis lors qu’élargi le champ de la haine en s’attaquant à toutes les formes de libération, dont Mai 68 fut l’apogée et reste le symbole. Cette haine de Mai 68 ne s’explique que par là : si Mai 68 cristallise l’opprobre des révisionnistes, c’est qu’il incarne la libération de toutes les paroles, des femmes, des minorités, des décolonisés d’ici et d’ailleurs contre le chauvinisme mâle. Ce révisionnisme n’est pas que national, il se manifeste dans tout l’Occident, où les vieux détenteurs du pouvoir se sentent dépossédés de ce qu’ils considèrent le droit naturel du père, du mari et du Blanc.

Lire aussi :   Droite extrême : le « grand retournement » idéologique

De nouveau, pourquoi maintenant ? On a invoqué la mémoire courte qui, toujours, favorise la révision et la réaction. Il faut y ajouter le délitement contemporain des doctrines de rechange. La gauche française n’offre plus de projet collectif : elle-même macère dans la réaction à ses propres échecs. La droite ? Elle ne sait plus se situer entre nationalisme et libéralisme, ni souder les deux, comme y parvint le gaullisme. Le macronisme ? Une pensée en creux, modeste par défaut, ne peut rallier les foules. Il ne reste aux esprits faibles que le passé, malléable, dans lequel se complaire, infiniment.

Guy Sorman

(Essayiste, ancien chroniqueur au Figaro (1983-2000)

Source : Le Monde

Les opinions exprimées dans cette rubrique n’engagent que leurs auteurs. Elles ne reflètent en aucune manière la position de www.kassataya.com

Diffusion partielle ou totale interdite sans la mention : Source : www.kassataya.com

Articles similaires

Bouton retour en haut de la page