Tous les chemins mènent à Dakar

Au Sénégal, en France, où qu’ils vivent, les protagonistes de  » Je suis quelqu’un  » se cherchent des origines – et se retrouvent. Beau premier roman d’Aminata Aidara.

Intranquilles, les personnages de Je suis quelqu’un se déplacent d’un havre ou d’un pays à l’autre. Ils laissent des messages, envoient des lettres, consignent leurs réflexions dans un journal intime, ressassent leurs inquiétudes en marchant. A l’origine de cette agitation, il y a, entre autres, un secret de famille. Le pire de tous. Celui que l’on a toujours su et que l’on s’est efforcé de transformer ou d’enfouir. Mais dont la sourde menace pèse, sans relâche.

Il nous est révélé dès l’abord du roman, quand Estelle rencontre son père dans un café, à Paris. Il lui  apprend l’existence et la mort du bébé que la mère de la jeune femme, Penda, a eu avec un autre, du temps où tous vivaient à Dakar. Et réveille ainsi des souvenirs. Au même instant, Penda balaye le sol d’un lycée de banlieue en songeant à ce qu’elle va écrire à Eric. L’amant inconstant, rencontré au Sénégal, la raison de son départ précipité pour Paris avec ses filles, onze ans plus tôt. Cet homme qui n’a, sans doute, jamais aimé que lui-même est le père de Jamal, qu’on lui a enlevé, dit-elle, une -semaine après sa naissance. Puis, elle ouvre le coffre qui contient ce qui reste de son fils – il aurait 16 ans aujourd’hui.

Une langue flamboyante

 

 » Le fils de l’Autre «  est-il mort ou a-t-il disparu ? L’ouverture de l’admirable premier roman d’Aminata Aidara nous met sur la mauvaise piste. Tout comme l’arbre généalogique en première page, qui décrit une famille dispersée entre le Sénégal, la France et, dans une moindre mesure, l’Italie. Je suis quelqu’un n’est pas qu’un -récit à énigme, encore moins une saga familiale. Le secret n’est qu’une manière de mettre en branle une réflexion sur la double identité et les multiples quêtes que l’on reçoit en héritage : la recherche des origines, d’un lieu où  revenir, et d’un art de vivre avec  les injustices et les silences de  l’Histoire. C’est ce qu’explore l’écrivaine italo-sénégalaise de 34 ans, à travers la narration polyphonique, majoritairement épistolaire, portée par une langue souvent flamboyante, qui s’écoule le temps d’un été et d’un automne.

L’ambiguïté existentielle attend chaque personnage sur son – » chemin identitaire « , rarement rectiligne. Il y a Cindy, l’amie afro-américaine de Penda, qui  » revient «  vivre sur l’île de Gorée ; Mansour, le  » Petit Cousin Fragile «  d’Estelle, enfant métis élevé seul par son père, qui découvre lors d’un séjour au Sénégal qu’il est aussi  » africain «  ; Eric, l’amant de Penda, fils de harkis «  marqué par la honte sans avoir lui-même fauté  » ; et surtout, il y a Estelle et Penda. L’impatiente Estelle, aérienne et infidèle, qui erre de squat en squat et ne travaille que si nécessaire. Comme aspirée dans une brèche depuis la révélation de son père, elle tente, dans la deuxième partie du livre, un autoportrait scandé par la phrase  » Je suis quelqu’un « . On y découvre son malaise dans certains -milieux bourgeois blancs ; comment, en France, elle s’est  » dépaysée de tout, exprès «  ; qu’elle ne  souhaite représenter qu’elle-même ; et enfin, qu’elle veut vivre  » à la frontière « .

L’expression fait référence à un essai de Léonora Miano, Habiter la frontière (L’Arche, 2012). La pensée de l’écrivaine camerounaise imprègne le roman, tout comme celles d’Achille Mbembe ou de Frantz Fanon (1925-1961). Penda a noué une relation intime avec le psychiatre martiniquais. De lui, elle a hérité  » un cœur fin, qui arrive à comprendre « . Cela compte bien plus pour elle que l’héritage de sa mère, une froide ambitieuse, et de son père, un riche Français qui ne l’a jamais aimée. De sa grand-mère, en revanche, qui s’appelait aussi Penda, elle a hérité un coffre. Cette femme puissante, accusée d’être une sorcière, y conservait ses bijoux. Et peut-être aussi un peu de  » ce sang qui chevauche la folie mais arrive à la dompter « . Il est à présent entre les mains d’Estelle.

Comment dompter ses démons ? C’est la question que pose ce premier roman, ambitieux par sa forme et remarquable d’intelligence.  » Nos vies et l’Histoire qui les a façonnées ne sont pas faciles à démêler « , écrit Eric dans une de ses lettres à Penda. Alors, Estelle et sa mère prennent les deux à bras-le-corps, et vont frapper à la porte des parents de cette dernière, repliés dans les beaux quartiers d’Antibes et de Barcelone. Et tout s’éclaire.

 

Gladys Marivat

Je suis quelqu’un, d’Aminata Aidara, Gallimard, « Continents noirs », 368 p., 21,50 €.

 

Lire un extrait sur le site des éditions Gallimard.

 

 

Source : Le Monde (Le Monde des Livres)

Diffusion partielle ou totale interdite sans la mention : Source : www.kassataya.com

Quitter la version mobile