« Et si l’Afrique émergente était une fable ? »

Pour le chercheur François Giovalucchi, le discours sur l’avenir radieux du continent, très en vogue à Paris, entre en résonance avec la pensée néolibérale.

Tribune. « L’Afrique émerge ! » Au fil d’ouvrages destinés au grand public, de rapports administratifs, d’études de think tanks et d’interviews de faiseurs d’opinion, un raisonnement simple et globalisant s’est diffusé, sans les précautions et réserves qui parsèment le discours des annonciateurs les plus subtils de l’émergence. Une vulgate assimilée par de nombreux décideurs, des chefs d’entreprise aux gouvernants, sous le regard au mieux sceptique mais le plus souvent amusé, voire consterné, des gens de terrain et des africanistes.

 

Ce storytelling peut ainsi se résumer : l’Afrique connaît une croissance soutenue ; selon la vieille rhétorique administrative, sa population jeune et croissante est un défi, mais avant tout une chance ; la technologie, où ses entrepreneurs excellent, lui permettra de brûler les étapes du développement ; des classes moyennes émergent et se ruent dans les centres commerciaux. L’Afrique constitue donc la nouvelle frontière de l’économie mondiale.

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On se plaît ainsi à rêver d’un start-up continent comme on rêve d’une start-up nation : les récentes retrouvailles de la France et du Rwanda ont eu lieu à l’occasion d’un salon consacré aux jeunes pousses de l’économie. Plus prosaïquement, en léninistes qui s’ignorent, les chantres de l’émergence africaine imaginent compenser les tendances lourdes au ralentissement de nos économies par la recherche de débouchés exotiques.

Des investissements pharaoniques

Et pourtant… Avec la crise des matières premières de 2014, la croissance africaine s’est fortement ralentie, voire est devenue négative dans certains pays. Elle a été le plus souvent tirée par un endettement public à mauvais escient. La population des Etats dont les recettes budgétaires se sont effondrées avec la chute des cours est gravement affectée par la réduction imposée des dépenses. Le service de la dette s’envole.

L’industrialisation ne progresse guère et certains Etats sont au contraire frappés par une désindustrialisation précoce. Les rendements agricoles stagnent ou régressent. Les anciennes filières d’excellence (café, caoutchouc, coton, palmier à huile…) sont marginalisées sur les marchés internationaux. Cette crise africaine n’est donc pas comparable à la crise asiatique de la fin des années 1990, d’origine largement financière et ne reflétant pas le défaut d’évolution structurelle des économies.

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Au-delà des analyses, les élites qui font fuir leurs capitaux comme les jeunes désespérés qui cherchent à émigrer à tout prix ou rejoignent les mouvements djihadistes et diverses guérillas, montrent chaque jour leur peu de foi en l’avenir radieux qu’on nous dépeint.

Dès lors, on est fondé à s’interroger sur les raisons du succès du discours de l’émergence. L’enjeu n’est pas mince. En Afrique, ce discours est devenu le registre de légitimation des démocratures prédatrices, comme le développement l’était pour les régimes autoritaires de l’après-indépendance. Il a constitué l’alibi d’investissements pharaoniques souvent surfacturés. Au Nord, il a été à l’origine de prêts et d’investissements internationaux risqués, dont les citoyens et les salariés pourraient supporter les conséquences, maîtrise de la dépense publique et rentabilité des entreprises obligent.

Un récit imaginaire et édifiant

 

Loin de nous l’idée de faire un procès d’intention à ceux qui ont porté ce discours. Leurs motivations paraissent variables, allant de l’illusion amoureuse envers un continent propre à susciter les passions, à des stratégies de positionnement politique personnel, en passant par la tentative d’énonciation d’une fiction performative : si l’Afrique est dite émergente, les investisseurs s’y précipiteront et l’émergence se concrétisera.

Le discours de l’émergence africaine répond aux canons de la fable, entendue comme récit imaginaire et édifiant : les raisons de son succès sont d’ordre idéologique.

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En premier lieu, le discours prospère car il annonce une bonne nouvelle. L’Occident, pour qui « les lumières du futur s’en sont allées », selon l’image de l’historien François Hartog, est rassuré de voir que l’histoire d’un continent jusque-là perçu comme résistant à la vision européenne de la modernisation s’inscrit désormais dans une téléologie salutaire. Il permet d’afficher une confiance de bon aloi en la capacité des sociétés tierces à suivre la voie occidentale et, en contrepoint, de disqualifier les contradicteurs en leur prêtant de troubles arrière-pensées.

Le discours de l’émergence confirme aux gouvernants français que la défense d’une place particulière sur le continent ne relève pas d’une quelconque nostalgie impériale, mais au contraire d’un choix visionnaire. Il justifie que l’aide française ait été, jusqu’à une date très récente, axée sur les prêts et non les dons : l’Afrique est « bankable ». Enfin, le discours de l’émergence, poussé à son terme, peut justifier des politiques d’immigration restrictives : pourquoi migrer d’un continent plein d’opportunités ?

Citoyen réduit à l’état de consommateur

 

Surtout, le discours est en résonance avec la pensée aujourd’hui dominante, que certains qualifieront de néolibérale. Ce discours est caractérisé par le déni du politique. Que de très nombreux régimes africains soient focalisés sur leur survie à court terme, que la « politique du ventre » axée sur l’exploitation de rentes (matières premières, aide internationale…) soit incompatible avec les arrangements socio-institutionnels comparables à ceux passés en Asie du Sud-Est entre pouvoirs et investisseurs, on n’en dit mot.

Jusqu’à récemment, le politique était pris en compte dans une version appauvrie, via l’appel à la bonne gouvernance comme clé de la performance économique. Franchit-on une nouvelle étape inquiétante où la prédation n’est plus jugée contre-productive ? Par ailleurs, le citoyen africain est réduit à l’état de consommateur à qui l’on dénie une capacité à penser son avenir, comme au citoyen de la start-up nation réduit au rôle d’utilisateur de plateforme.

 

 

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François Giovalucchi

 

Source : Le Monde

 

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