Pourquoi personne ne répond plus au téléphone

Très présent dans les années 80 et 90, l’appel téléphonique semble aujourd’hui en fin de course. On ne décroche plus à la première sonnerie. Pis, parfois on ne décroche plus du tout et on lui préfère des modes de communication alternatifs comme les SMS ou les réseaux sociaux.

Atlantico : Dans les années 90, répondre à un appel téléphonique était de l’ordre du réflexe, il s’agissait d’un automatisme. Aujourd’hui ce geste presque routinier, s’est perdu. Comment expliquer que l’appel téléphonique soit tombé en désuétude ?

 

 

Dominique Boullier : Principalement parce que l’exigence de l’appel vocal téléphonique est la synchronisation. Les gens doivent être là, présents lorsque le téléphone sonne : la contrainte est élevée.

 

On a donc ajouté des messageries vocales, mais celles-ci créent également des délais : il faut écouter le message relativement rapidement, rappeler etc…

 

Un premier basculement de l’oral vers l’écrit a été provoqué par l’apparition du mail. Puis, à la fin des années 1990 le portable est apparu et avec lui les sms. Les gens ont donc commencé à communiquer par écrit, en laissant une trace. Le phénomène a pris de l’ampleur avec l’apparition et la démocratisation des forfaits illimités. C’est alors que la communication écrite a pris le pas sur l’appel téléphonique traditionnel. En effet, avec l’échange de sms vient plus de liberté, il n’y a plus d’obligation de réponse ni de présence.

 

Plus tard dans les années 2000, les réseaux sociaux sont apparus et alors les canaux de communications sont devenus infinis. Dès lors, on a pu choisir un mode de communication précis pour chaque membre de son carnet de contact : on en joint certains par sms, d’autres par Messenger, d’autres par WhatsApp, etc..

 

Pour autant, l’échange vocal n’a pas disparu, elle a simplement changé de forme. Avec Viber, WhatsApp ou Messenger, les appels se passent désormais différemment. Les flux de communications enregistrés par les compagnies téléphoniques ont donc baissé (les recettes des opérateurs baissent) mais cela ne veut pas dire que l’oral s’est perdu. Le volume voix a baissé mais n’a pas disparu. Ainsi, l’échange oral n’a pas disparue, elle s’est disséminée à travers d’autres moyens de communication.

 

Nathalie Nadaud-Albertini : L’appel téléphonique est moins prisé actuellement parce qu’il a toujours été perçu comme une sorte d’ordre venu du monde extérieur qui manifestait urgemment sa présence et demandait qu’on soit présent immédiatement pour lui répondre, quitte à abandonner dans la seconde les activités auxquelles on était en train de se consacrer. Lorsque d’autres formes de communication moins intrusives et tout aussi efficaces en terme de rapidité sont apparues, on les a préférées, qu’il s’agisse des sms, des mails, ou des réseaux sociaux.

 

Si les moyens de communication ce sont multipliés, comment expliquer qu’un geste si banal et automatique, ce soit perdu ? La multiplication des spams téléphoniques en est-elle la seule cause ?

 

Dominique Boullier : Le téléphone et l’appel téléphonique, ne permettait pas toujours de savoir qui nous appelait et avait un côté intrusif. L’apparition d’autres canaux de communication a rendu évident le côté intrusif du téléphone et en nous donnant plus de liberté, comme je le disais précédemment, nous a permis de choisir si et quand on désirait répondre. A ceci, est venu s’ajouter la multiplication des spams (notre numéro est public, on reçoit très souvent des appels publicitaires), nous donnant envie de communiquer exclusivement avec des personnes identifiées.

 

De ce fait, on ne répond plus machinalement au téléphone mais on s’organise différemment : par email ou par sms on indique à l’individus que l’on cherche à le joindre. On planifie un appel, on l’anticipe.

 

La raréfaction des appels téléphoniques leur a donc aussi redonner une certaine noblesse. On ne perd pas son temps avec n’importe qui au téléphone, c’est un échange plus privilégié qui suppose un lien social plus fort. Ainsi, les conventions de sociabilité ont évolué et avec elles le rôle de l’appel téléphonique.

 

Nathalie Nadaud-Albertini : Même s’ils sont désagréables à recevoir et obéissent à des mécanismes plus sophistiqués que par le passé, les spams téléphoniques ne sont pas les seuls en cause, car ce genre de démarchage a toujours existé. La différence réside dans le fait qu’avant, ils étaient noyés dans le flot des appels reçus. Les spams étaient alors perçus comme anecdotiques, tandis qu’aujourd’hui, comme ils sont presque les seuls appels que l’on reçoit, on finit par les associer à la sonnerie du téléphone. De sorte que, quand cette dernière retentit, on a tendance à penser « ça y est, encore quelqu’un qui veut me vendre quelque chose ou un appel automatique qui vérifie que mon numéro est bien utilisé pour ensuite le revendre pour du démarchage !». Et donc on ne décroche pas.

 

Bien sûr, cela ne vaut si l’on est un particulier. Les professionnels, quant à eux, sont obligés de répondre à tous les appels qu’ils reçoivent, car le numéro inconnu qui s’affiche peut être celui d’un client. Ils considèrent alors les désagréments du démarchage téléphonique comme un impondérable lié à leur activité commerciale.

 

Si un geste aussi banal et aussi quotidien que l’était le fait de répondre au téléphone dans les années 80 et 90 s’est perdu, c’est justement à cause de la multiplication des moyens de communication. En effet, mails, sms ou messages via les réseaux sont des sortes de courtes lettres dont la distribution est aussi immédiate qu’un appel téléphonique tout en présentant l’avantage de laisser au destinataire un certain laps de temps pour en prendre connaissance et y répondre. Même si on s’attend à un délai de réponse relativement court, ces moyens de communication présentent le grand avantage de ne pas exiger de la personne qu’elle cesse immédiatement toute activité pour répondre à la sollicitation de son interlocuteur.

 

La communication passe aujourd’hui davantage par les réseaux sociaux et les sms. S’agit-il uniquement d’une mode, ou le téléphone est-il vraiment devenu has been ?

 

Dominique Boullier : Non, je ne pense que ce soit une mode. Nous sommes en train de changer de convention de sociabilité. La diversité des moyens communications rend difficile ces changements de conventions. On est en train de chercher un nouvel équilibre, ce qui n’est pas évident avec une technologie évoluant à toute vitesse.

 

Lorsque l’on ne disposait que de ce mode de communication à distance (l’appel téléphonique), la pression était forte : on ne ratait pas un appel. Désormais, d’une part il vaut mieux éviter de répondre -puisque l’on ne sait pas qui est à l’autre bout du fil- et d’autre part si c’est important, on sait que la personne nous joindra différemment. Si c’est urgent, on recevra une notification et ensuite on rappellera.

 

En réalité, les conventions n’étant pas encore établies, il n’y a plus de système dominant : les règles de sociabilité sont sans cesse à ajuster.

 

Nathalie Nadaud-Albertini : Le téléphone est-il has been ? D’abord, tout dépend de quel téléphone il s’agit : filaire ou cellulaire/smartphone. En effet, il est fréquent que l’on dispose d’une ligne fixe mais qu’on ne la branche pas, parce que les appels peuvent concerner n’importe quelle personne de la famille et donc déranger les autres membres, tout en rendant « public » au niveau familial le fait que l’on a eu une conversation avec untel ou untel. On préfère donc les téléphones portables, et surtout les smartphones, qui permettent une communication plus individualisée de chaque membre de la maisonnée.

 

Ensuite, le téléphone (portable la plupart du temps) est encore utilisé pour un usage professionnel mais de façon différente, c’est-à-dire que l’échange de vive voix nécessite une prise de rendez-vous téléphonique préalable qui généralement s’est faite par mail.

 

Par ailleurs, en dehors de son utilisation professionnelle, la conversation téléphonique répond à une spontanéité que l’on recherche lorsque l’on discute avec des membres de son cercle très proche. La voix permet en effet un lien particulier, car on y entend l’émotion, la joie, le rire, la colère etc. Ainsi, on reconnaît une partie de la personne que l’on connaît IRL (« In Real Life ») et on apprécie.  L’échange par téléphone est alors plus fort en terme d’intimité que les différentes technologies qui permettent de voir l’image de l’interlocuteur à travers un écran, comme  WhatsApp ou Skype. Parce que, dans une co-présence écranique, on ressent toujours la présence de l’interface qu’est l’écran, surtout quand il s’agit d’un échange avec une personne dont on est très proche et qu’on a davantage fréquentée IRL qu’à distance. L’écran fait « écran » justement.

Par conséquent, le téléphone n’est pas obsolète, ce sont les modalités de son utilisation qui ont changé.

 

La fin de l’automatisme qui nous poussait à répondre systématiquement au téléphone a-t-il provoqué des changements dans les rapports sociaux ?

 

Dominique Boullier : Comme je le disais plus haut, cela a plutôt revalorisé l’appel téléphonique. A présent, un appel se prépare, on y consacre plus de temps. On l’utilise différemment, les communications basiques (poser une simple question, demander à l’autre s’il va bien…) ne passent plus par l’appel téléphonique mais par le sms ou les réseaux sociaux. Désormais, quand on s’appelle pour se parler, on veut bien se parler. Sa rareté l’a revalorisé, ce qui est paradoxale.

 

Il n’y a plus de « dictature » de l’appelant, cette emprise a disparu (on peut refuser un appel) mais la multiplication des canaux de communication a créé un autre type d’alerte, un autre type de stress. On est dans le « FOMO » (fear of missing out), la peur de rater quelque chose est montée. L’obligation de se tenir informé a pris le pas sur l’obligation de répondre. On veut se tenir au courant de tout, l’ensemble des dispositifs de communication sont épuisants sur le plan cognitif. Petit à petit, on commence donc à décompresser, à être plus sélectif dans nos réponses.

 

Nathalie Nadaud-Albertini : Oui, la fin de cet automatisme a provoqué des changements dans les rapports sociaux. En premier lieu, les transformations concernant la fonction que l’on attribue à la voix à l’heure actuelle : on considère qu’elle fait entrer dans la sphère intime, par opposition au texte qui permet de garder une certaine distance, un certain quant-à-soi, de se sentir protégé d’autrui.

 

Pour l’illustrer, je vais utiliser une interaction à laquelle j’ai assisté il y a deux ou trois semaines. Une jeune femme est à son poste de travail, devant son ordinateur. Elle vient de répondre au téléphone fixe au nom de l’entreprise qui l’emploie, lorsque son portable sonne. Elle regarde l’écran de son téléphone personnel et voit « numéro inconnu ». Elle pose son smartphone avec un geste assez vif et s’écrie « ah non, moi je ne réponds pas à des appels inconnus ! Non, non… ça me fait peur ! ». Un de ses collègues regarde la scène et lui propose de prendre l’appel. Il met sur haut-parleur. Et on apprend que c’est un ami de la jeune femme qui vient de changer de numéro et qui s’est permis de l’appeler directement pour le lui dire, parce que justement ils sont amis. Sourires et soulagement dans la pièce.

 

On voit bien dans cet exemple que prendre l’appel revient à accepter autrui dans son cercle proche, de sorte que la mise en contact par l’intermédiaire de la voix est perçue comme un risque potentiel, presque comme une façon de consentir à ce qu’autrui prenne un premier pouvoir sur soi.  Cela montre également qu’à distance et inconnu, on imagine autrui davantage malveillant que bienveillant et amical.

 

En second lieu, il est intéressant de souligner que la fin de cet automatisme a instauré de nouvelles normes dans les moyens de communication selon le degré de personnalisation /proximité ou de publicité/distance que l’on va leur attribuer. Ainsi, un appel téléphonique impromptu reçu sur le smartphone aura une forte valeur personnelle et proche, car le smartphone est un objet investi d’un haut pouvoir d’intimité, parce qu’il est toujours en contact avec notre corps, soit il est tenu à la main, soit il se trouve dans la poche intérieure à côté du cœur, emplacement très révélateur. Un appel téléphonique reçu via le même objet mais sur rendez-vous sera moins proche et moins personnel. Un appel sur le téléphone filaire sera acceptable si l’on considère que tous les membres de la maisonnée peuvent savoir qui a appelé qui et pourquoi, sinon il sera jugé comme faisant intervenir abusivement de l’intime dans un espace voué à une plus grande publicité.

 

De même, un mail sera considéré comme moins proche et moins personnel qu’un sms, car, bien que reçu par le biais du smartphone, il est stocké sur une plateforme extérieure au smartphone, la messagerie web, comme si, symboliquement, en étant stocké sur Internet, il demeurait à la porte de notre intimité. À la différence, le sms, parce qu’il stocké directement sur le smarphone, cet objet si proche de nous, sera perçu comme plus intime.

 

Les échanges sur les réseaux sociaux obéissent également à ces nouvelles normes de proximité / publicité. En effet, laisser un message sur les réseaux revient symboliquement à accepter que son contenu soit lu et connu par n’importe qui. Bien sûr, on sait que l’on peut sélectionner le cercle de personnes à qui l’on adresse tel ou tel message, mais une méfiance subsiste, car on a entendu parler de cas où les messages destinés à un cercle restreint sur les réseaux sont devenus publics. Dans le même ordre d’idée, on sait que l’on peut utiliser les messageries personnelles sur les réseaux, mais on a le sentiment qu’elles ne sont pas si personnelles que cela, parce qu’on a en tête que communiquer sur les réseaux c’est avant tout mettre quelque chose de soi à disposition du monde extérieur, d’une sorte d’autrui public et anonyme avec qui il ne convient pas de partager des informations trop intimes.

 

En raison de la multiplication des réseaux sociaux, à l’image de Messenger ou WhatsApp, le sms est-il, à son tour, menacé de disparition ?

 

Dominique Boullier : C’est probable, puis qu’il n’est pas pratique dans tout type de situation (à l’international par exemple) contrairement aux réseaux sociaux, et surtout parce que la communication vidéo a fait son apparition. Le poids du sms diminue donc à son tour.

 

Pour autant, la fonction originelle du sms (un échange court, immédiat), même si elle est incarnée désormais par les réseaux sociaux, reste. Depuis 2012, le nombre de sms échangés (qui reste en milliards) continue de descende mais le type d’échange (rapide, échange à laquelle on peut choisir de répondre ou non et quand répondre) se maintient.

 

Nathalie Nadaud-Albertini : Dans l’immédiat, je ne crois pas, car, pour bon nombre de personnes, envoyer un sms c’est s’adresser à une seule personne. Le sms est donc  perçu comme un moyen de communiquer avec des proches sans pour autant sembler exiger d’eux qu’ils interrompent sur le champ leurs activités pour prendre l’appel. Il correspond ainsi à la fois à l’exigence d’une communication de personne à personne, alliée au respect d’autrui, tout en permettant des interactions plus rapides qu’une correspondance épistolaire.

 

 

 

Dominique Boullier

Dominique Boullier est professeur de sociologie à SciencesPo. Il est également coordinateur scientifique pour le MédiaLab et possède son propre site dominiqueboullier.com . Il est également l’auteur de « l’urbanité numérique.Essai sur la troisième ville en 2100 » (L’harmattan 1999.)

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Nathalie Nadaud-Albertini

Nathalie Nadaud-Albertini est docteure en sociologie de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales et correspondante au Centre de Recherche sur les Médiations de l’Université de Lorraine.

Source : Altantico (08 juillet 2018)

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