Spike Lee, le retour du combattant

Après douze ans de traversée du désert, le réalisateur, infatigable militant de la cause noire, revient avec « BlacKKKlansman », Grand Prix du jury à Cannes.

A l’approche du 4-Juillet, les rues de Brooklyn sont écrasées de soleil, comme dans Do the Right Thing. Trente ans plus tard, le « borough » n’est plus la Cocotte-Minute prête à exploser que Spike Lee avait révélée aux yeux du monde. A Fort Greene, jadis bastion afro-américain, les hipsters sont à leur tour en passe d’être chassés par les investisseurs venus de Manhattan.

Le réalisateur y a maintenu, dans un bel immeuble en brique, les locaux de 40 Acres & a Mule Filmworks (« 40 acres et une mule », promesse d’indemnisation aux esclaves affranchis), la société de production qu’il a fondée juste après avoir réalisé son premier long-métrage, Nola Darling n’en fait qu’à sa tête, en 1986.

Sur la façade, le cinéaste a fait accrocher un étendard à l’effigie du héros de BlacKKKlansman (en salle le 22 août), le dernier en date des « Spike Lee Joints », comme il aime à désigner ses réalisations : un Afro-Américain coiffé de la cagoule pointue de l’organisation terroriste. Deux mois plus tôt, à Cannes, le film a reçu le Grand Prix du jury après avoir été ovationné aussi bien par la presse que par le public de la sélection officielle.

« Inside Man », le succès commercial

 

C’est peut-être ce succès, qui met un terme à une douzaine d’années de vaches maigres, pendant lesquelles Spike Lee a dû faire des acrobaties pour financer ses projets, à moins que ce ne soit le passage du temps (il a fêté ses 60 ans l’an passé), qui rend le cinéaste plus affable qu’il ne l’a été depuis sa première venue à Cannes, pour Nola Darling, sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs.

Les vigiles de l’ancien Palais des festivals, où étaient projetés les films de la section parallèle, avaient barré le passage à ce freluquet en short et casquette de base-ball, qui arrivait sac au dos (et qui, aussi, était noir). Après avoir passé l’obstacle, séduit les médias et le public, il était reparti avec le Prix de la jeunesse et une réputation mondiale.

En 1992, pour la sortie aux Etats-Unis de Malcolm X, Spike Lee avait exigé de ne s’entretenir qu’avec des journalistes noirs, ce qui avait conduit l’édition américaine du magazine Premiere à une embauche précipitée (il n’avait pas imposé cette exigence lors de la sortie française du film). Quatorze ans plus tard, pendant la tournée de promotion d’Inside Man, un film de casse qui devait être son plus gros succès commercial (plus de 180 millions de dollars de recettes mondiales), il répondait presque par monosyllabes, agacé de devoir justifier son passage du côté du cinéma commercial.

Comme « Malcolm X », tourné à la fin de douze ans de domination des républicains sur la présidence et le Congrès, « BlacKKKlansman » est une œuvre à l’usage du temps présent.

Depuis Inside Man, Spike Lee a connu une traversée du désert. Il y a d’abord eu l’accident industriel de Miracle à Santa Anna (2008), film de guerre à grand spectacle, échec commercial et critique, que TF1, le distributeur, s’est refusé à vendre en dehors des Etats-Unis. Le réalisateur a beau avoir gagné le procès qui l’a opposé à la filiale de Bouygues, le film – dont la cote est aujourd’hui remontée auprès des cinéphiles – ne sortira en France que ce 29 août, dix ans après la date initialement prévue.

En 2013, on lui confie la réalisation du remake du film coréen Old Boy. Pour la première fois, Spike Lee se voit retirer le contrôle sur le montage, à la suite d’un conflit avec les producteurs. Le cinéaste réagit en se lançant dans des productions à petits budgets, dont l’une, Da Sweet Blood of Jesus (2014), sera financée sur la plate-forme Kickstarter. Jusqu’à ce que Jordan Peele lui propose de tourner BlacKKKlansman, adaptation de l’histoire vraie de Ron Stallworth, policier afro-américain dans le Colorado qui infiltra le Ku Klux Klan en 1979.

Jordan Peele, producteur de poids

 

Comique télévisuel subversif (avec son complice Keegan-Michael Key), Jordan Peele est devenu l’une des figures de proue du jeune cinéma afro-américain grâce au succès de son premier long-métrage en tant que réalisateur, Get Out. Fort de son Oscar et de son succès commercial, Peele a mis en mouvement sa société de production, à l’image de ce que le réalisateur de Nola Darling avait imaginé il y a longtemps.

A Cannes, Spike Lee reconnaissait que BlacKKKlansman existait grâce à Jordan Peele, qui lui a confié le projet. Mais l’aîné insistait sur sa qualité d’auteur à part entière du film : « Kevin Willmott [coscénariste] et moi, nous avons voulu écrire un film historique contemporain, qui ne soit pas une pièce de musée. » Comme Malcolm X, tourné à la fin de douze ans de domination des républicains sur la présidence et le Congrès, BlacKKKlansman est une œuvre à l’usage du temps présent.

 

Aux Etats-Unis, le film est sorti le 10 août, l’avant-veille du jour anniversaire des affrontements de Charlottesville (Virginie) en 2017, qui virent les militants antiracistes de cette ville du Sud affronter les assauts de l’extrême droite américaine (dont des membres du Ku Klux Klan). Il est dédié à Heather Heyer, tuée par un suprémaciste blanc qui a lancé sa voiture sur la foule des manifestants. Les images de cet assassinat forment l’épilogue de BlacKKKlansman.

Spike Lee prend à partie les Etats-Unis, sans relâche, pour dénoncer la politique de l’actuel locataire de la Maison Blanche, dont il prend soin de ne jamais prononcer le nom.

A New York, Spike Lee est devenu une figure tutélaire – Do the Right Thing ou Crooklyn sont considérés comme des emblèmes de la cité au même titre qu’Un après-midi de chien ou que Manhattan. A l’instar de Woody Allen, qui a grandi comme lui à Brooklyn, le réalisateur s’est installé de l’autre côté de l’East River, où il vit avec son épouse, l’avocate, femme d’affaires et productrice Tonya Lewis, et leurs deux enfants. John David Washington, fils de Denzel, qui tient le rôle-titre de BlacKKKlansman, emploie à son égard le mot de « légende ». Le musicien hip-hop Boots Riley, qui a fait cet été des débuts fracassants de réalisateur avec Sorry to Bother You, raconte être entré en 1992 à l’école de cinéma de l’université de San Francisco après avoir vu les premiers films de Spike Lee.

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Pour autant, le sexagénaire n’a aucune envie de se reposer sur ses lauriers. De sa place forte, il prend à partie les Etats-Unis, sans relâche, pour dénoncer la politique de l’actuel locataire de la Maison Blanche, dont il prend soin de ne jamais prononcer le nom, préférant parler de « ce type qui sépare les familles et met les enfants en cage ». En cas de besoin, le cinéaste se servira, pour désigner le président, du sobriquet « agent orange ».

Ce double statut de notable et de porte-parole (autoproclamé, lui ont souvent reproché ses adversaires) de sa communauté ne lui a pas fait passer le goût des polémiques périlleuses. Juste après qu’il a fait remarquer que, pendant la seconde guerre mondiale, seuls les Américains d’origine japonaise ont été incarcérés en masse, alors que les Italo-Américains et les Germano-Américains avaient été laissés en liberté, Spike Lee s’en prend à Cate Blanchett, « excellente actrice », et présidente du jury cannois, qui a accordé son prix à BlacKKKlansman.

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« Elle a dit que mon film ne parlait que de l’Amérique, proteste-t-il. [L’actrice australienne a parlé d’“une crise spécifiquement américaine”, lors de la conférence de presse finale du Festival.] Je t’aime, Cate, mais je dois dire que ce n’est pas vrai. Ça se passe en Amérique, mais aussi dans le monde. La montée de l’extrême droite, c’est aussi en Italie, en Angleterre. Je veux que les gens sortent en se disant “Ça se passe chez moi”. Cate, je t’aime, mais revois le film. »

Moins virulent, toujours pugnace

 

Le ton employé à l’endroit de Cate Blanchett est plus civil que celui des duels qui l’ont opposé à Quentin Tarantino (au sujet de l’usage du mot « nigger » dans les films de ce dernier), au poète et militant Amiri Baraka (qui s’est posé en défenseur de l’héritage de Malcolm X lorsque Lee a entrepris de porter son autobiographie à l’écran) ou à son ex-ami Samuel L. Jackson (qui s’est rangé aux côtés de Tarantino), mais la pugnacité reste intacte. C’est un trait de caractère majeur chez le réalisateur.

Spike Lee en 2000 avec Chris Childs, basketteur des New York Knicks dont il est un fervent supporteur ; et avec Barack Obama, en 2011.

Terence Blanchard, le musicien de La Nouvelle-Orléans qui a composé toutes les bandes originales des films de Spike Lee depuis Jungle Fever en 1991, en a fait l’apprentissage parfois tumultueux, mais il y voit aussi une caractéristique géographique : « A La Nouvelle-Orléans, nous réglons nos problèmes autour d’un verre ; les New-Yorkais, eux, attaquent bille en tête. »

 

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Thomas Sotinel

 

Source : Le Monde

 

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