Lilian Thuram : «Pour ne pas gâcher le jeu, on donne l’impression que tout va bien»

Pour le champion du monde 1998, le racisme sur les terrains, reflet de l’inconscient profond du pays, est minimisé par les instances dirigeantes majoritairement blanches. Il dénonce les préjugés tenaces contre les Noirs, renvoyés à leur physique et traités de paranoïaques lorsqu’ils dénoncent les agressions dont ils font l’objet.

 

 

Lilian Thuram a grandi en Guadeloupe jusqu’en 1981, année de son arrivée en région parisienne, où il est élevé par sa mère femme de ménage. Là, il fait l’expérience du racisme, elle fondera ses engagements futurs. Le baccalauréat en poche, il débute sa carrière de footballeur professionnel avec l’AS Monaco, passera ensuite l’essentiel de sa carrière à la Juventus de Turin. Le défenseur tricolore, champion du monde en 1998 et d’Europe en 2000, raccrochera les crampons en 2008. Un temps membre du conseil fédéral de la Fédération française de football (FFF) et du Haut Conseil à l’intégration, il crée sa fondation, Lilian Thuram-Education contre

Les Bleus sont la cible à l’étranger de commentaires sur leurs origines…

 

C’est surtout une hypocrisie totale de dire qu’il ne faut pas parler des origines des joueurs. Parce qu’avec ceux qui ne jouent pas en équipe de France, on se l’autorise. Ceux-là sont sans cesse désignés comme des jeunes issus de la deuxième ou troisième génération, sans cesse renvoyés à leurs origines. Cette victoire est un cadeau extraordinaire fait à tous ces enfants qui ont du mal à se considérer comme français. Avec elle, ils pourraient franchir le pas. Mais on ne devrait pas attendre une Coupe du monde pour leur donner le sentiment d’être légitimes, ce devrait être un discours porté par nos politiques et notre société. En fait, parler des origines de quelqu’un n’est pas un problème, tant qu’on ne l’enferme pas dedans. Jusqu’à preuve du contraire, chacun de nous en a, alors pourquoi ne pas aborder le sujet ? Parce que ce sont toujours les mêmes qu’on renvoie à leurs origines. Parce qu’on ne parle pas de celles de Lloris, Griezmann, Hernandez, Pavard. Parce qu’en fait, c’est de couleur de peau dont il s’agit. Ce n’est pas anodin que certains pays désignent les joueurs d’origine africaine. Le message est simple : on ne peut pas être noir et européen, puisque les Noirs sont africains. Et il y aurait trop de Noirs dans l’équipe de France. A ce discours-là, la FFF oppose que tous les joueurs sont français. Bien sûr, évidemment, sinon ils ne pourraient pas jouer en équipe de France ! Ne faudrait-il pas dire, assumer, que la force de notre pays, de notre football, tient à ce que nous avons tous des origines, des couleurs, des religions différentes… Dire que là est notre fierté, que nous sommes fiers de cela. Et voilà pourquoi nous sommes champions du monde.

Comment expliquer que les joueurs noirs du club amateur de l’AS Benfeld, qui ont essuyé des coups et des injures racistes,ont le sentiment de n’avoir pas été entendus par les instances du football ?

On sait bien que les Noirs racontent des bêtises… Le racisme est présent dès la lecture d’une situation. La parole d’un Noir ou de trois Noirs ne vaut pas la parole d’un Blanc. La victime n’est pas en mesure de dénoncer quoi que ce soit puisqu’on ne va pas la croire. La parole est d’emblée illégitime, c’est caractéristique du traitement du racisme. Ce qu’on ne veut pas voir dans le racisme, c’est que cela existe vraiment. On croit toujours que les personnes exagèrent, que ceux-là voient du racisme partout. On leur fait comprendre qu’ils sont paranoïaques. Car prendre en considération les paroles des victimes de racisme, c’est prendre acte du fait qu’il y a du racisme, donc aller à l’encontre du système, affirmer qu’il faut le changer au lieu de laisser faire. Je prends toujours l’exemple du bus de Rosa Parks : il ne faut jamais oublier que dans le racisme, il y a des gens qui sont avantagés.

L’engouement populaire pour les Bleus victorieux signifie-t-il que le football français s’est défait de tout racisme ?

 

Après cette victoire, il n’y aura peut-être plus de questionnements sur la légitimité d’être noir et français. A condition de rappeler les débats qui ont agité la FFF. Il faut dire aux gens : vous qui êtes heureux de la victoire de l’équipe de France, souvenez-vous qu’en 2011, des personnes ont voulu mettre en place des quotas pour les binationaux. Avec ces quotas, nous n’aurions pas cette équipe-là. Ce projet a été empêché grâce au courage d’un lanceur d’alerte, Mohamed Belkacemi.

Dans le cas du match Benfeld-Mackenheim, le District d’Alsace de football a condamné à égalité tous les protagonistes, dix matchs de suspension pour tous.

 

C’est une décision extrêmement lâche, cela revient à ne pas sanctionner. Il n’y a ni victime ni bourreau. En ne prenant pas la mesure de la gravité de la situation, ils permettent au racisme de perdurer. Ils participent au mauvais traitement des Noirs par la société, ils l’autorisent à les violenter, les sous-estimer, les mépriser. Si les agresseurs et les victimes avaient la même couleur de peau, ils n’auraient pas tous eu la même peine. On ne condamne pas de manière identique victimes et agresseurs. Mais dans ce cas-là, on les met sur le même plan, au même niveau, pour ne pas traiter de la question raciste. L’essentiel, c’est de ne pas faire de vague, pour ne pas être taxé de district raciste. Je doute que ces dirigeants aient pensé au ressenti de ces footballeurs noirs, à la manière dont ils vivraient cette affaire et leur sanction.

Autrement dit, la couleur de peau conditionnerait la lecture de la situation ?

 

C’est la réalité. Si au District d’Alsace de football la majorité des personnes étaient noires, est-ce qu’il y aurait eu cette sanction ? Les décisions prises dans les affaires de racisme émanent souvent d’une classe dirigeante majoritairement blanche qui ne subit pas le racisme, qui est éduquée à ne pas le voir ou à refuser de le voir. Si le racisme existe encore dans nos sociétés, c’est qu’il y a encore beaucoup de personnes qui trouvent ce comportement tout à fait normal, se retrouvent dans cette façon de penser. Demandez aux joueurs, aux supporteurs, aux gens du District, s’ils aimeraient être traités de la même façon que la société traite les personnes de couleur noire. A chaque fois que je pose la question dans les écoles, les enfants répondent non. Eux-mêmes savent. Ils savent qu’on ne se comporte pas pareil avec les Noirs.

Quand on décortique la réflexion autour du racisme, on en arrive à une remarque dangereuse : les gens ne se perçoivent pas blancs. Dans l’absolu, c’est une bonne chose. Mais comme ils n’ont pas conscience d’être blancs, ne se nomment pas blancs, ils ne se rendent pas compte combien leur couleur de peau influence leur perception des personnes noires, leurs actes envers elles. Moi, je sais que je suis noir parce qu’on me l’a tellement répété. Je suis devenu noir à 9 ans, en arrivant en région parisienne. Les autres enfants, qui me disaient noir, ne se disaient pas blancs. Les gens blancs sont capables de parler d’un physique noir, d’une pensée noire, mais ils ne parlent jamais d’eux. Sauf qu’ils se pensent tout le contraire. Si les Noirs courent vite, sont forts, cela sous-entend que les Blancs sont plus intelligents, intellectuels. Dans les années à venir, il faudra questionner cette structure de pensée : pourquoi les Blancs font cela ? Aujourd’hui, c’est compliqué de rappeler aux Blancs qu’ils sont blancs, cela entraîne souvent des blocages, c’est vécu comme une agression.

Quel discours éducatif contre le racisme portez-vous ?

 

J’essaie d’être le plus simple possible. De démontrer que le racisme n’est pas quelque chose de naturel, mais résulte d’une éducation. Je dis aux enfants que selon leur couleur de peau, leur sexe, leur orientation sexuelle, ils ne vivent pas la société de la même façon. Je leur dis de faire attention, qu’ils sont éduqués de manière inconsciente à se penser mieux que les autres, plus légitimes ou au contraire moins bien. Il s’agit de leur faire prendre conscience des stéréotypes que la société ancre en eux, pour déjouer les mécanismes de domination. Et pour l’heure, le racisme, quand il ne fait pas l’objet d’un déni, est traité de manière superficielle… Dans l’affaire Weinstein, on aurait pu s’en tenir à l’acte d’un gros dégueulasse, s’arrêter là. Mais ce cas a permis de mettre au jour le système qui le sous-tend, qui a permis à Weinstein de perpétrer ses violences avec un sentiment d’impunité : la domination des hommes sur les femmes. Or, quand il s’agit d’un acte de racisme, on ne se pose jamais la question. Si dans un stade, des supporteurs font le bruit du singe parce que je touche un ballon, parce que je suis noir, on se contente de dire qu’il s’agit de gens stupides. Mais cela raconte autre chose, cela dit quelque chose de la relation à l’autre selon la couleur de peau, d’une idée de supériorité. En chaque personne blanche, il peut y avoir des séquelles de cette façon de penser. Cela ne veut pas dire qu’il y en a forcément, mais on doit au moins se poser la question. Le documentaire de Raoul Peck sur James Baldwin, I Am Not Your Negro, l’explique très bien : il faut que les personnes blanches se demandent pourquoi ils ont besoin des Noirs. Parce que le racisme, ce n’est pas le problème des Noirs. Comme le sexisme n’est pas le problème des femmes, ou l’homophobie le problème des homosexuels. Ce n’est pas eux qui peuvent résoudre le problème. Et très souvent, c’est aux victimes qu’on demande de le résoudre.

Pourquoi n’y a-t-il pas plus de voix qui s’élèvent contre le racisme dans le football ?

 

Quand j’étais joueur de foot, c’était déjà difficile de dénoncer les actes de racisme, même quand cela me touchait en plein cœur. Il ne fallait pas parler de ce qui est scandaleux. Parce qu’il ne faut pas gâcher le jeu, mais donner une bonne image, l’impression que tout va bien… Dans le foot professionnel, aucun arbitre n’a jamais arrêté un match à la suite d’actes de racisme. Même à ce niveau-là, les joueurs qui se plaignent de racisme sur le terrain finissent parfois avec un carton. Alors même que la visibilité est forte, rien n’est fait. Autant dire que dans le foot amateur, et encore plus en zone rurale, c’est pire. Voilà pourquoi il faut parler, et ce d’autant plus lorsque vous êtes un joueur médiatisé, car cette position est plus facile, et que vous êtes plus audible. Dans le foot amateur, dénoncer du racisme, cela peut même se retourner contre vous. Les clubs, en général, demandent aux joueurs de laisser tomber, de ne rien dire. Les personnes qui ont une visibilité ont aussi une responsabilité : s’opposer aux injustices, pour en finir avec cette hypocrisie qui consiste à fermer les yeux. Il faut une libération de la parole, faire comprendre aux gens que par leur inaction et leur silence, ils entretiennent le racisme.

 

 
Noémie Rousseau
Source : Libération (France)

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