Nelson Mandela : « L’honneur appartient à ceux qui ne renoncent jamais à la vérité »

Des lettres de Nelson Mandela pendant sa détention sont publiées dans un livre le 12 juillet. « Le Monde » en publie deux adressées à Winnie et à ses filles.

Nelson Mandela a été emprisonné en Afrique du Sud du 5 août 1962 au 11 février 1990. Pendant cette période, le militant anti-apartheid a écrit des centaines de lettres à son épouse, Winnie, qu’il appelait « maman », à ses amis, ses enfants, ses camarades de lutte. A l’issue de dix années de recherche, une sélection de 255 lettres est publiée à l’occasion du centenaire de sa naissance, en 1918 (Les Lettres de prison de Nelson Mandela, Robert Laffont, 768 pages, 22 €). Le Monde publie deux lettres écrites le 23 juin 1969 de la prison de Robben Island, où l’ancien président de l’Afrique du Sud (1994-1999) a été détenu près de vingt ans.

 

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A Winnie Mandela, son épouse, le 23 juin 1969

« Ma chérie,

La chose la plus précieuse que je possède ici, c’est la première lettre que tu m’as écrite le 20 décembre 1962, peu après ma première condamnation. Pendant ces derniers six ans et demi, je n’ai cessé de la lire et la relire, et les sentiments qu’elle exprime me sont aussi chers et nouveaux que le jour où je l’ai reçue. Avec les aspirations et les conceptions que tu manifestes et le rôle que tu joues dans la bataille actuelle des idées, j’ai toujours su que tu serais arrêtée tôt ou tard. Mais quand je pense à tout ce que j’ai vécu, j’avais vaguement espéré qu’une telle calamité te serait épargnée et que tu ne connaîtrais pas le malheur et la douleur de la vie en prison. Aussi, quand la nouvelle de ton arrestation m’est parvenue le 17 mai, en pleine préparation de mes examens vingt-cinq jours plus tard, je me suis senti pris au dépourvu, glacé et seul. Que tu sois libre et que tu aies la possibilité de te déplacer dans certaines limites a pour moi beaucoup d’importance. J’attends tes visites avec impatience ainsi que celles des membres de la famille et des amis que tu organisais avec ta compétence et ton enthousiasme habituels, sans compter tes merveilleuses cartes d’anniversaire, de mariage et de Noël que tu ne manquais jamais de m’envoyer, et l’argent que tu réussissais à réunir en dépit des difficultés. Ce qui rend ce désastre encore plus accablant, c’est le fait que ta dernière visite date du 21 décembre et que j’espérais que tu viendrais le mois dernier ou en juin. J’attendais aussi ta réponse à ma lettre du 2 avril dans laquelle je parlais de ta maladie et je te faisais des suggestions. Pendant quelque temps, après avoir reçu cette nouvelle, mon esprit m’a semblé cesser de fonctionner et je suis revenu presque instinctivement vers ta lettre comme je l’ai toujours fait dans le passé chaque fois que ma résolution faiblissait ou chaque fois que j’ai voulu détourner mon esprit de problèmes qui me harcelaient.

« Dans ces années terribles et violentes, je t’ai aimé comme jamais auparavant… »

La plupart des gens ne se rendent pas compte que ta présence physique n’aurait rien signifié pour moi si les idéaux auxquels tu as consacré ta vie n’avaient pas été réalisés. Je trouve que vivre avec l’espoir est une chose merveilleuse. Nos vies brèves ensemble, mon amour, ont toujours été remplies d’espérance… Dans ces années terribles et violentes, je t’ai  aimé comme jamais auparavant… Rien ne peut être aussi précieux que de prendre part à la formation de l’histoire d’un pays. Ce sont quelques diamants que contient cette lettre et, après l’avoir lue le 17 mai, je me suis senti à nouveau aux anges. Les désastres arriveront et s’en iront, laissant toujours leurs victimes soit complètement brisées, soit renforcées et plus expérimentées, capables de faire face à une nouvelle vague de défis. C’est précisément dans le moment présent qu’on doit se souvenir que l’espoir est une arme puissante qu’aucun pouvoir sur terre ne peut vous enlever ; rien ne peut être aussi précieux que de prendre part à la formation de l’histoire d’un pays. Les valeurs éternelles de la vie sociale et de la pensée ne peuvent être créées par des gens indifférents ou hostiles aux véritables aspirations d’une nation. Ceux qui n’ont ni âme, ni sens de l’orgueil national, ni aucun idéal ne peuvent supporter l’humiliation ou la défaite. Ils ne peuvent élaborer aucun héritage national, ils ne sont inspirés par aucune mission sacrée et ne peuvent faire naître ni martyrs ni héros nationaux. Aucun nouveau monde ne naîtra grâce à ceux qui se tiennent à distance, les bras croisés ; il naîtra grâce à ceux qui sont dans l’arène, dont les vêtements sont déchirés par les tempêtes et dont le corps est mutilé par l’affrontement. L’honneur appartient à ceux qui ne renoncent jamais à la vérité même quand tout semble sombre et menaçant, qui essaient encore et encore, que les insultes, l’humiliation ou la défaite ne découragent jamais. Depuis l’aube des temps, l’humanité a respecté et honoré les hommes courageux et honnêtes, des hommes et des femmes comme toi, ma chérie – une jeune fille ordinaire née dans un village de campagne à peine indiqué sur les cartes, femme d’un kraal [Le kraal, en afrikaans, est un groupe de huttes entourées d’une clôture pour garder le bétail] le plus humble même selon les critères paysans.

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Ma dévotion à ton égard m’empêche d’en dire plus en public que je ne l’ai fait dans cette lettre qui doit passer dans de nombreuses mains. Un jour, nous aurons l’intimité qui nous permettra de partager les tendres pensées restées enfouies au fond de nos cœurs pendant ces huit dernières années. En temps voulu, tu seras accusée et certainement condamnée. Je te propose d’en parler avec Niki dès que tu seras accusée afin de prendre les arrangements nécessaires pour l’argent en pensant aux études, à la toilette, aux provisions pour Noël et autres dépenses personnelles. Tu dois aussi prévoir qu’elle t’envoie dès que tu seras condamnée des photos avec un cadre de cuir. Par expérience, j’ai trouvé qu’une photo de famille est la chose la plus importante en prison et tu dois en avoir une dès le début. De mon côté tu auras toutes mes lettres mensuelles, ma chérie. (…)

Dans cette attente, je veux que tu saches que je pense à toi à chaque instant de la journée. Bonne chance, ma chérie. Un million de baisers et des tonnes d’amour.

Avec dévouement,

Dalibunga »

 

 

A Zenani et Zindzi Mandela, sa fille cadette et sa plus jeune fille, le 23 juin 1969

« Mes chéries,

A nouveau, votre mère bien-aimée a été arrêtée par la police, et aujourd’hui, Maman et Papa sont en prison. Mon cœur saigne quand je pense à elle, assise dans une cellule de commissariat loin de la maison, peut-être seule, sans personne à qui parler et sans rien à lire. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre à penser à ses petites filles. Il peut se passer des mois, peut-être des années avant que vous puissiez la revoir. Pendant longtemps vous allez être comme des orphelines sans maison ni parents, sans l’amour, l’affection et la protection que Maman vous donnait. Vous n’aurez plus de fête d’anniversaire ni de Noël, plus de cadeaux, de nouveaux vêtements, de nouvelles chaussures ni de jouets. Les jours ne sont plus quand, le soir, après avoir pris un bain chaud, vous alliez vous asseoir à table avec Maman pour déguster ses plats simples et succulents. Adieu les lits confortables, les chaudes couvertures et les draps propres qu’elle vous offrait. Elle ne sera plus là pour demander à des amis de vous emmener au cinéma, au concert et au théâtre ou pour vous raconter de belles histoires le soir, vous aider à lire des livres difficiles et répondre aux questions que vous aurez envie de lui poser. Impossible pour elle de vous donner l’aide et les conseils dont vous aurez besoin en grandissant et quand vous aurez de nouvelles difficultés. Peut-être que Maman et Papa ne vous rejoindront plus jamais dans notre maison, 8115 Orlando West, l’endroit du monde le plus cher à nos cœurs. Ce n’est pas la première fois que Maman va en prison. En octobre 1958, quatre mois seulement après notre mariage, elle a été arrêtée avec deux mille femmes qui manifestaient contre les pass à Johannesburg [Au milieu des années 1950, le gouvernement national commença à attribuer des pass aux femmes noires. Elles devaient les porter en permanence. Ce fut suivi d’une série de manifestations et de campagnes qui entraînèrent des milliers d’arrestations] et elle est restée deux semaines en prison.

L’année dernière, elle y est restée quatre jours mais maintenant qu’elle y est repartie, je ne peux pas vous dire combien de temps elle sera absente. Tout ce que je souhaite c’est que vous gardiez en mémoire votre mère courageuse et déterminée, qui aime le peuple de tout son cœur. Elle a abandonné le plaisir et le confort pour une vie pleine d’épreuves et de misères à cause de l’amour qu’elle a pour son peuple et son pays. Quand vous serez adultes et penserez aux désagréables expériences qu’a connues votre Maman et à l’obstination avec laquelle elle est restée fidèle à ses opinions, vous commencerez à réaliser l’importance de sa contribution dans la bataille pour la vérité et la justice pour lesquelles elle a sacrifié ses intérêts et son bonheur personnels. Maman vient d’une famille riche et respectée. C’est une assistante sociale diplômée et, à l’époque de notre mariage, en juin 1958, elle avait un très bon emploi au Baragwanath Hospital. Elle y travaillait quand elle a été arrêtée pour la première fois et, fin 1958, elle a perdu son travail. Plus tard, elle a travaillé dans la Société de protection de l’enfance, un emploi qu’elle aimait beaucoup. C’est à ce moment-là que le gouvernement lui a donné l’ordre de quitter Johannesburg, de rester à son domicile de 6 heures à 18 heures avec interdiction d’assister à des réunions, d’entrer dans tout hôpital, école, université, tribunal, quartier, foyer et dans tout township africain, à part Orlando où elle habitait. Cet ordre lui a rendu difficile de continuer à travailler à la Société de protection de l’enfance, emploi qu’elle a aussi perdu. A partir de ce moment-là, Maman a mené une vie compliquée en essayant de faire tourner la maison sans avoir de revenu fixe. Pourtant elle a réussi à vous acheter de quoi manger et de quoi vous habiller, à payer les frais de scolarité, le loyer et à m’envoyer régulièrement de l’argent.

J’ai quitté la maison en avril 1961, quand “Zeni” avait deux ans et Zindzi trois mois. Début janvier 1962, j’ai voyagé en Afrique, j’ai visité Londres pendant dix jours et je suis revenu en Afrique du Sud vers la fin juillet de la même année. J’ai été bouleversé quand j’ai revu Maman. Je l’avais quittée en bonne santé et brusquement elle avait perdu du poids, elle n’était plus que l’ombre d’elle-même. J’ai compris la tension que mon absence lui avait causée. J’attendais d’avoir le plaisir de lui raconter mon voyage, les pays que j’avais visités et les gens que j’avais rencontrés. Mais mon arrestation, le 5 août, a mis un terme à mon rêve. Quand Maman a été arrêtée en 1958, je lui ai rendu visite chaque jour et je lui apportais de la nourriture et des fruits. J’étais fier d’elle, en particulier parce qu’elle avait pris la décision de rejoindre les autres femmes dans une manifestation contre les pass, décision prise librement sans que je lui aie suggéré quoi que ce soit. Mais je l’ai mieux connue au moment de ma propre arrestation. Immédiatement après, nos amis ici et dans le monde lui ont offert des bourses en lui conseillant de quitter le pays pour étudier à l’étranger. J’ai accueilli ces propositions avec plaisir car je pensais que des études l’empêcheraient de penser à ses ennuis. J’en ai parlé avec elle quand elle est venue me voir à la prison de Pretoria en octobre 1962. Elle m’a dit qu’elle serait probablement arrêtée et envoyée en prison, comme tout militant politique luttant pour la liberté devait s’y attendre, mais elle resterait dans le pays et souffrirait avec son peuple. Est-ce que vous comprenez maintenant comme votre Maman est courageuse ? Ne vous faites pas de souci mes chéries, nous avons beaucoup d’amis ; ils prendront soin de vous, et, un jour, Maman et Papa reviendront, et vous ne serez plus des orphelines sans maison. Alors nous vivrons dans la paix et le bonheur comme toutes les familles normales. En attendant, vous devez bien travailler à l’école et passer vos examens en vous conduisant comme de gentilles filles. Maman et moi, nous vous écrirons souvent. J’espère que vous avez reçu la carte de Noël que je vous ai envoyée en décembre ainsi que les lettres que je vous ai écrites à toutes les deux le 4 février de cette année. Avec tout mon amour et un million de baisers.

Affectueusement,

Papa »

 

 

 

Source : Le Monde

 

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