Leïla Slimani : « Ces enfants qui crient nous jugeront »

Bateau humanitaire en errance, familles séparées à la frontière du MexiqueL’auteure de « Chanson Douce » s’indigne du sort des réfugiés et d’un monde qui n’accomplit pas son devoir.

 

L’Histoire nous jugera. C’est ce que nous pourrions nous contenter de penser. Les géné­rations futures diront si nous étions ou non des salauds, des égoïstes, des peuples sans conscience et sans humanité. Dire cela ne fait trembler personne. Bien au contraire, c’est une facilité vers laquelle nous tendons tous, celle de vivre pleinement notre présent, de ne pas regarder en face notre veu­lerie et de penser que c’est par contumace que nous serons condamnés. C’est ce qu’ont dû se dire tous les salauds du monde, tous ceux qui, comme nous, ont fait le mal ou ont renoncé à faire le bien. Ils n’ont eu à l’esprit que leur bien­-être, leur survie. Ils ont collaboré avec l’ennemi, ils n’ont pas secouru le malade, le misérable. Ils ne se sont pas révoltés contre l’injustice qui se jouait sous leurs yeux.

« Ils sont des milliers à dormir pour l’éternité sous les eaux dans lesquelles nous irons cet été nous baigner. »

Toute ma vie, j’ai vu des hommes et des femmes regarder vers l’horizon. Des dizaines de fois j’ai écouté l’histoire de ceux qui cherchent un avenir meilleur pour eux et pour leurs enfants. Ceux qui fuient la guerre, la misère, les hôpitaux où l’on ne les soigne pas, les écoles où leurs enfants ont trop faim pour apprendre. Ils sont des milliers à dormir pour l’éternité sous les eaux dans lesquelles nous irons cet été nous baigner. Nous avons pleuré devant la photographie d’Aylan, dont le cadavre a échoué sur une plage. Nous avons pleuré, en voyant, aux États­-Unis, des enfants mis en cage. Des petits qui crient le nom de leur mère, qui dor­ment à même le sol et qui traversent, j’en suis sûre, mon  cœur de mère en est sûr, de longues nuits de terreur. Ces enfants qui meurent et ces enfants qui crient, ces enfants qui poussent à la frontière de notre monde, ce sont eux qui nous jugeront. D’un côté comme de l’autre de l’Atlantique, les gouvernants nous servent les mêmes argu­ments. Il ne faut pas créer d’ap­pel d’air, ne pas donner de faux espoirs. On ne peut prendre le risque d’accueillir des terro­ristes. La loi est dure mais c’est la loi, maritime ou terrestre. Qu’on les renvoie dans l’enfer libyen, va jusqu’à dire Nicolas Dupont­-Aignan. Qu’ils retournent dans une Amérique centrale en proie à la famine et à la guerre, dit Trump.

Je ne veux pas vous émouvoir. Ce n’est pas à vos  cœurs que je m’adresse, car le  cœur est changeant et, s’il pleure aujourd’hui, il oubliera demain. Non, c’est de morale qu’il s’agit ici. C’est de savoir si notre monde, si fier de ses valeurs humanistes, qui se paient de grands mots et de discours ronflants, si ce monde n’est pas en train de mourir en échouant à accomplir son devoir. Notre gouvernement a laissé errer un bateau sur lequel se trouvaient, entre autres damnés, sept femmes enceintes et des dizaines d’enfants. Comme il doit réjouir Trump, ce pays des droits de l’homme où l’on n’applique pas ce simple principe kantien : secourir l’autre dès lors qu’on en a la force, prendre le parti de la vie, même si cela s’oppose à nos intérêts.

« Je ne crois plus au bien, écrivait Vassili Grossman, je crois en la bonté. » Si nous ne savons plus être des hommes, si nous ne savons plus nous souvenir des horreurs passées, faisons au moins silence. Baissons les yeux. Ne pronon­çons plus les mots dont nous ne sommes pas dignes. Tendons de grands tissus noirs sur les trois mots de notre devise. Portons le deuil de notre humanité.

Leïla Slimani

 

 

Source : ELLE (France)

 

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