Pourquoi fête-t-on son anniversaire?

Le rituel de fêter sa naissance a mis deux mille ans à s’imposer. Un historien repart sur les traces de son avènement en Occident, qui scelle l’émergence de la conscience de soi. Et du temps qui passe.

 

Eteindre les lumières, allumer des bougies, brandir le gâteau étincelant sous le nez du héros du jour qui vient de prendre son coup de vieux… Le rituel est quasi identique aux quatre coins du monde. Sur le marché de l’enfance, l’anniversaire est même devenu une industrie très rentable. Fontaine de chocolat, lâcher de lapins, birthday planners (organisateurs d’anniversaire) et leurs catalogues d’activités délirantes (gravure sur linoléum, atelier de création de parfum, programmation de robot, si, si, ça existe), rien n’est trop beau pour les petits trésors. Selon une enquête de BabyCenter.com, 26% des géniteurs américains dépensent ainsi 500 francs dès la première bougie de leur rejeton, et l’anniversaire enfantin a raflé ses tendances.

En 2018, selon les sites spécialisés, les goûters d’anniversaire doivent être «monochromes» ou «bohèmes chics», avec des activités «sans genre» (cirque, magie, zoo). Mais si l’on fête désormais avec ferveur l’entrée dans la vie, on a longtemps préféré célébrer la mort, comme le raconte l’historien Jean-Claude Schmitt dans son ouvrage érudit L’invention de l’anniversaire (Ed. Arkhê). Ce médiéviste, spécialiste des rythmes de la vie, a minutieusement cherché les premières traces de célébration d’anniversaire en Occident, qui marquent un véritable changement de cosmogonie, le «grand basculement de la mort au profit de la vie». Car au Moyen Age, l’anniversarium ne désigne pas la fête du jour de naissance, mais la commémoration du dernier souffle: «C’est ce jour qui seul importait en vérité, celui de la «vraie naissance», de l’entrée par la mort dans la «vraie vie» de l’au-delà et du salut tant espéré», rapporte l’historien.

Fête païenne

 

Durant des siècles, la date de naissance est donc ignorée, au profit du trépas qui donne lieu, chaque année, à des prières en mémoire du défunt, données par des moines spécialement affectés à ce service, moyennant rétribution: les joyeux birthday planners de l’époque…

Si la fête de naissance a mauvaise presse dans l’Occident chrétien, c’est aussi parce que les pères de l’Eglise l’ont bannie, y voyant la résurgence du paganisme des empereurs romains qui «avaient érigé la commémoration annuelle de leur naissance en une fête religieuse obligatoire», avec persécution des chrétiens refusant de s’y soumettre.

Origène, l’un des théologiens majeurs des premiers temps du christianisme, et pas vraiment un jouisseur, refusait même de «fêter Noël, sous prétexte que seuls les païens célèbrent l’anniversaire de leur naissance, tandis que les chrétiens commémorent le trépas héroïque des martyrs». Mais un autre obstacle majeur empêche de célébrer les années qui défilent: «Longtemps, les individus, y compris dans les plus hautes sphères de la société, n’ont connu qu’approximativement l’année de leur naissance […]. Pour se préoccuper de l’anniversaire, il faut aussi avoir les capacités intellectuelles et matérielles de compter les années écoulées.»

Les âges de la vie

 

N’ayant qu’une connaissance limitée de l’âge, les médecins, encyclopédistes et philosophes de l’époque se contentent alors de découper l’existence en quelques segments fragmentaires: «la jeunesse (juventus), l’âge mûr (status, équivalent d’acmé) et la vieillesse (senectus)». Auxquels ils associent d’autres classifications: les quatre saisons, les quatre éléments (air, feu, terre, eau), les quatre humeurs du corps (sang, bile rouge, bile noire, phlegme), pour en faire de savantes caractéristiques. Un peu comme les sociologues contemporains attribuent des typologies plus ou moins vraies à chaque génération…

L’intérêt pour les dates de naissance n’émerge qu’à la fin du Moyen Age, du côté des cours princières, où l’on commence à se passionner pour les horoscopes. On se met à consigner scrupuleusement le jour et l’heure des venues au monde, pour mieux prédire les grands destins. Le protestantisme, en «mettant en cause le culte des saints», permet également qu’«une grande attention soit accordée à l’anniversaire de la naissance pour lui-même», souligne Jean-Claude Schmitt.

Le premier à mentionner une conscience aiguë de son âge est Matthaüs Schwarz, un directeur financier d’Augsbourg et contemporain de Luther, qui a laissé à la postérité Le livre des costumes: sorte d’autobiographie vestimentaire dans laquelle il raconte les grands événements de sa vie, en accompagnant ses récits des dessins des tenues qu’il porte. Ce qui préfigure au passage, dès le XVIe siècle, l’avènement des influenceurs mode d’Instagram… Matthaüs Schwarz ne se contente pas de montrer ses habits d’apparat. Chaque fois, il use de ses talents comptables pour mentionner son âge, précisé en nombre d’années, de mois, de semaines et même de jours. Mais pas question encore de fêter un quelconque anniversaire avec ses proches.

Des bougies pour Goethe

 

L’intérêt pour cet événement n’émerge que timidement, au XIIe siècle, dans l’aristocratie. Le roi Louis XIII bénéficie ainsi de menus hommages: pour ses 4 ans, il est conduit à la messe afin d’entendre un Te Deum en son honneur. Pour ses 10 ans, il déclare qu’il n’étudiera pas ce jour-là, et refuse même de se coucher de bonne heure, pour marquer le coup. «On peut se demander si l’enfance, du moins dans les cas privilégiés où elle était observée de près et choyée, n’a pas été le terrain d’expérimentation de la célébration régulière de l’anniversaire, et de son inscription dans la sphère des affects», analyse Jean-Claude Schmitt.

La première mention de quelconques bougies sur un gâteau figure dans les écrits de Goethe qui, en 1802, évoque celles de ses 53 ans. Mais il faut attendre 1893 pour que la mélodie de l’incontournable Happy Birthday to You soit inventée. Et 1924 pour que suivent les paroles. L’anniversaire devient enfin le rituel festif actuel et, ironie du sort, il pique tout à l’Eglise qui a tant œuvré pour le faire condamner, comme le remarque l’historien. «L’anniversaire a déplacé les rites liturgiques vers la sphère familiale: on se réunit, on allume des bougies, on chante… Connaître sa date de naissance fait désormais partie de la définition même de l’individu, et l’anniversaire est devenu un marqueur social, et le signe de sa popularité. C’est aussi la première socialisation du petit enfant.» A cet âge, il n’a même pas conscience que chaque année supplémentaire le rapproche de la tombe. Une si belle innocence mérite sans doute de payer une fortune un birthday planner.

 

Julie Rambal
Publié samedi 9 juin 2018


A lire

L’invention de l’anniversaire, Jean-Claude Schmitt, Ed. Arkhê.

 

 

Source : Le Temps (Suisse)

 

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