Chute de l’intelligence : la piste environnementale relancée

Le QI régresse depuis 1995 dans les pays développés. Une étude permet d’attribuer cette baisse à des facteurs environnementaux.

Le constat est désormais connu, attesté : nos enfants sont plus bêtes que nous et tout porte à croire que leurs enfants le seront plus encore. Une série d’études conduites dans les pays développés a dressé ce triste constat. Suède, Norvège, Finlande, Pays-Bas, Grande-Bretagne, Australie… les observations convergent – même si, dans le cas de la France, la faible taille de l’échantillon fait débat. Seuls les Etats-Unis semblent, pour l’heure, faire exception.

L’origine de cette chute, en revanche, fait l’objet d’une vive controverse. Les uns mettent en avant des causes dites environnementales, terme à prendre au sens large. Selon leur spécialité, ils ­invoquent le dérèglement du système éducatif, le recul du livre, l’omniprésence des écrans, la crise de l’Etat-providence et la souffrance des dispositifs de santé publique, ou encore l’influence des perturbateurs endocriniens sur le développement embryonnaire. Les autres privilégient des explications plus biologiques. Ils avancent l’existence d’un effet dit « dysgénique » (par opposition à eugénique), qui voudrait que les familles les moins intelligentes procréent davantage et fassent donc baisser le niveau.

Le phénomène n’est pas nouveau, disent-ils, mais il a longtemps été masqué par les gains éducatifs de toute la population. Les mêmes voient une autre cause à cette chute : l’immigration. ­Arrivés de pays pauvres, moins éduqués, les ­migrants, puis leurs enfants, lesteraient les performances moyennes. Sujet sensible, voire inflammable. En 2016 et 2017, deux articles, l’un faisant la synthèse de la littérature existante, l’autre analysant les données de treize pays, avaient successivement appuyé cette seconde thèse.

Trente années de tests cognitifs

 

Une équipe norvégienne vient, elle, de relancer la première. Dans un article publié dans les comptes rendus de l’Académie des sciences américaines (PNAS), lundi 11 juin, Bernt Brastberg et Ole Rogeberg affirment de façon catégorique que la baisse du quotient intellectuel présente une « origine environnementale ». Les deux économistes du centre Ragnar Frisch de l’université d’Oslo ont analysé trente années de tests cognitifs des jeunes conscrits norvégiens, de la génération née en 1962 à celle de 1991 (derniers enrôlés dans un service militaire obligatoire). Surtout, ils ont comparé l’évolution au sein même des fratries, de manière à écarter tout effet dysgénique ou migratoire. Leur constat est formel : l’évolution au sein des fratries reproduit avec une étonnante fidélité celle de l’ensemble de la population.

Le choix de la Norvège n’est pas anecdotique. C’est là qu’en 2004, pour la première fois, a été observée ce que les spécialistes ont appelé « l’inversion de l’effet Flynn ». Portant le nom de son découvreur, le Néo-Zélandais James Flynn, cet effet voulait que, partout dans le monde, le QI suivît une courbe croissante. Les données rassemblées dans les années 1980 par le chercheur de l’université d’Otago, couvrant l’essentiel du XXe siècle dans plusieurs pays, conféraient à son constat une valeur de principe. Amélioration de la scolarisation, du niveau d’études, des conditions sanitaires, de la nature des tâches professionnelles : les causes semblaient elles aussi faire consensus.

En 2004, pourtant, Jon Martin Sundet et ses ­collègues de l’université d’Oslo constataient une inversion de la courbe à partir de 1995. Une observation confirmée au cours des années suivantes dans une dizaine de pays développés. Autant dire qu’aujourd’hui, plus personne ne s’intéresse au fait que nos parents étaient plus intelligents que nos grands-parents. La question serait plutôt : « Demain, tous crétins ? », pour reprendre le titre d’un documentaire de Sylvie Gilman et Thierry de Lestrade, diffusé en novembre 2017, sur Arte. Et de s’interroger sur les causes de ce qui ressemble bien à une débâcle.

 

Les chiffres avancés par les chercheurs norvégiens ne sont pas bien rassurants. De la génération 1962 à celle de 1975, le gain en QI a été de 0,20 point par an, en moyenne. De 1975 à 1991, la chute enregistrée atteint 0,33 point. Et les différentes études conduites depuis trois ans concluent à une accélération du phénomène. L’article publié dans PNAS n’entre pas dans le détail des causes envisagées. En revanche, elles sont bien liées aux conditions de vie extérieures et non à la nature intrinsèque des personnes testées.

Pour s’en convaincre, l’équipe s’est focalisée sur les familles d’au moins deux garçons – soit quelque 237 000 individus – et a comparé deux jeux de données. Le premier observe l’évolution du QI moyen des aînés. « Il reflète donc les différences entre les familles – les gènes des parents, les conditions sociales, le style éducatif – et les évolutions environnementales susceptibles d’affecter les ­enfants », précise Ole Rogeberg. La deuxième ­série de données compare les performances ­entre les frères. « Cette fois, toute différence ­traduit un effet strictement environnemental puisque les parents sont identiques, poursuit le chercheur norvégien. On exclut même ce qui perdure dans les familles, par exemple une éducation autoritaire ou un climat chaotique. »

Comparaison

 

La comparaison a ensuite rendu son verdict. Pendant la phase croissante, l’indice « intrafamilial » a augmenté de 0,18 point par an (contre 0,20 pour l’ensemble). A l’inverse, à partir de la génération 1975, le retournement de l’effet Flynn a provoqué une baisse de 0,34 point par an à ­l’intérieur des familles (contre 0,33 pour l’ensemble). On le comprend : une telle proximité ne laisse guère de place aux tenants des explications dysgéniques ou migratoires.

Figure de proue de ces derniers, l’anthropologue britannique Ed Dutton (université d’Oulu, Finlande) rejette ces conclusions. Pour lui, l’étude est entachée d’erreurs méthodiques. A commencer par la sélection de foyers d’au moins deux garçons. « C’est stupide, tranche-t-il. Ça revient à surreprésenter les familles modestes, surtout à mesure que les années passent. » L’équipe norvégienne balaie l’objection : elle a en effet vérifié que, dans son échantillon, les parents présentaient en moyenne les mêmes ­revenus et le même niveau éducatif que la population en ­général. Autre critique de Dutton : « Pour observer un effet migratoire, la Norvège n’est aucunement représentative, c’est évident. »

Son collègue Michael Woodley, de l’Université libre de Bruxelles, lui aussi tenant de la thèse dysgénique, juge au contraire l’étude « bien ­conduite et approfondie ». Il estime toutefois que « les auteurs ont eu tort de généraliser leurs résultats aux autres pays ». Dans un article publié en 2017, le chercheur a examiné 66 études ­conduites dans 13 pays. Il conclut d’une part que la chute du QI s’accélère, d’autre part que, selon les pays, l’ampleur du déclin « croît avec la proportion d’immigrés ».

Ole Rogeberg appuie la première observation. Pas la seconde. « L’influence directe du score des immigrés sur la moyenne est écartée par notre étude », assure-t-il : la baisse de QI est visible au sein même des fratries norvégiennes. En revanche, « l’effet indirect, qui voudrait que la présence d’immigrés ait une influence sur les performances des autres – par exemple en réduisant la qualité de l’éducation –, même s’il me laisse sceptique, nous ne pouvons pas formellement l’écarter. » Longue vie à la controverse !

Nathaniel Herzberg

Source : Le Monde

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