Le Mai 68 de Dakar doit entrer dans l’histoire

Le 30  mai 1968, en plein mouvement étudiant à -Dakar, le président sénégalais Léopold Sédar -Senghor s’adresse à la radio aux fauteurs de troubles. Il leur reproche d’avoir  » attendu la révolte des étudiants de Paris pour faire “même chose toubabs”, pour singer les étudiants français sans modifier une virgule « . Ce faisant, il pose ainsi la question de la circulation internationale des mobilisations en  1968. Lorsqu’on étudie cette année-là en France, on mentionne généralement les pavés de Prague et ceux du Quartier latin, l’assassinat de Luther King ou le massacre des étudiants de Mexico, mais pas Dakar. L’historienne Françoise Blum confirme que les études transnationales sur 1968  » reste – nt – encore bien souvent centrée – s – sur l’Europe et l’Amérique du Nord, ou l’Amérique latine, à -l’exclusion quasi totale de l’Afrique « . Le constat est identique lorsqu’on -s’intéresse au contexte plus large des années 1960, une -décennie résolument contestataire.

 

Les références communes des mobilisations de cette -période ou leurs inspirations mutuelles laissent penser qu’il a bien existé un esprit du temps propice à la rébellion étudiante et ouvrière, mais l’historiographie française traite peu des révoltes étudiantes de 1967 et 1969 en Côte d’Ivoire ou de celles de 1969 dans la République du Dahomey, actuel Bénin. Les  » trois glorieuses  » congolaises de 1963 ont -pourtant fait tomber le président Fulbert Youlou, et le Mai malgache de 1972 a chassé Philibert Tsiranana du pouvoir. Certes, en mai  1968, le président Senghor, à la tête de la jeune République sénégalaise, a -résisté, comme le général de Gaulle, à la mobilisation étudiante – durement réprimée – et à la grève générale. Mais il a dû libérer les syndicalistes et les étudiants arrêtés, et augmenter les bourses étudiantes et le salaire -minimum, comme dans le cadre des -accords français de -Grenelle. Quelques années plus tard, Senghor a même mis fin au parti unique et autorisé une presse indépendante et -d’opposition. Le Mai dakarois et le Mai parisien suivent finalement des déroulés assez comparables.

Influence française persistante

 

Néanmoins – et la raison de la méconnaissance des événements dakarois est à chercher de ce côté-là –, les révoltes africaines des années 1960 introduisent une spécificité majeure dans le cadre d’analyse : le facteur postcolonial. Si des citoyens dakarois ou malgaches se dressent contre les partis uniques qui les gouvernent et contre une vie politique autoritaire, ils dénoncent aussi l’influence française persistante. Comme le sociologue Pascal Bianchini l’explique dans l’ouvrage collectif Etudiants africains en mouvements. Contribution à une histoire des années 1968 (sous la direction de Françoise Blum, Publications de la Sorbonne, 2016), après la mobilisation à l’ » âge -anticolonialiste « , les années 1960 marquent, pour beaucoup d’étudiants des pays d’Afrique subsaharienne francophone, l’entrée dans l’ » âge anti-impérialiste « . Les étudiants sénégalais dénoncent notamment le fait que leurs universités soient calquées sur le modèle français, voire sous sa tutelle.

Les événements africains des années 1960 enrichissent, aussi, le corpus idéologique de l’époque. Car si les mobilisations africaines se réclament souvent du marxisme, aussi du fait de l’influence soviétique, elles ne se résument pas à cela, s’inspirant également du maoïsme et de la -Révolution culturelle qui s’était déployée dans un monde rural. Dès les années 1950, des auteurs ont mis en évidence combien l’idéal communiste correspondait mal aux structures économiques et sociales des sociétés africaines peu industrialisées. Ils appelaient de leurs vœux des  » communismes syncrétiques «  adaptés aux cultures nationales, -notamment Senghor lui-même dans Liberté 2. Nation et voie africaine du socialisme (Seuil, 1964). La philosophie de la négritude, qui irrigue la rhétorique et la mobilisation anticoloniale dans l’Afrique francophone, répond davantage au modèle de la révolte camusienne qu’à celui de la révolution marxiste : prendre conscience de soi comme sujet minoritaire permet de s’engager collectivement. Les révoltes africaines exigent de reconsidérer les rapports au sujet et à la mobilisation qui émergent au cours de cette décennie mythique. C’est pourquoi il est temps de les faire rentrer dans nos cours d’histoire.

Pierre-Yves Anglès

Source : Le Monde (Supplément Idées)

 

Les étudiants africains à Paris rendent hommage à Oumar Blondin Diop

 

 

Un reportage de Nadir Djennad sur la BBC Afrique

 

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