L’ex-femme de Nelson Mandela était l’une des icônes de la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud

Jusqu’à la fin, elle a conservé sa façon unique, désarmante, de tout affronter. Impossible de lui donner son âge (81 ans, en comptant qu’elle est née en  1936, même si son état civil la fait venir au monde deux ans plus tôt). Cette énergie, cette façon unique de tracer sa ligne, son destin, y compris en fracassant tout, cela demeurait sa signature. Winnie Mandela, de son nom complet Nomzamo Winifred Zanyiwe Madikizela, est morte lundi 2  avril.

 

L’Afrique du Sud lui rend hommage, l’encense, la critique, ne sait que faire d’elle, comme toujours. Elle n’a pas seulement été la première assistante sociale noire du pays, cette femme belle à couper le souffle, sortie de sa campagne du Pondoland qui a retourné le cœur de Nelson Mandela.

 

Avec le grand homme de l’Afrique du Sud, elle conçut de multiples rêves de liberté et deux enfants, avant de souffrir de tous les tourments de l’oppression du régime d’apartheid, puis de se réincarner en  » Mama Africa « , héroïne du peuple, pasionaria de Soweto, avec ses violences, ses folies. L’un en prison, l’autre en liberté : deux icônes, deux facettes complémentaires de la soif qui brûle le pays sous domination.

 

Une jeune femme ne résiste pas aussi facilement à son temps, à cette charge symbolique comme aux souffrances qui l’accompagnent. Mettre gaillardement la main au milieu des pignons d’acier de l’engrenage de la lutte contre la brutalité d’un régime policier, dans un coin du monde comme l’Afrique du Sud, c’est la certitude de se faire mal.

 

Winnie s’est laissée prendre le bras dans la machinerie, tout le corps, sans doute un peu de l’âme. Apparemment, elle en sort blindée, tannée. Prête à tout pour une victoire au ras du sol, là où les principes ne sont pas aussi cristallins que dans les livres. En  1986, elle fait une déclaration demeurée célèbre, où apparaît sa mue :  » Nous n’avons pas de fusil, nous avons seulement des pierres, des boîtes d’allumettes et de l’essence. Ensemble, main dans la main, avec nos boîtes d’allumettes et nos “necklaces” – pneus enflammés au cou des traîtres – , nous allons libérer ce pays. « 

 

Dérives tragiques

 

Ce n’est pas le langage politique élaboré des responsables en exil du mouvement de libération, mais celui de ceux qui sont en train de se brûler les ailes au feu de la lutte dans les townshipsque les dirigeants du Congrès national africain (ANC) ont ordonné de rendre  » ingouvernables « . La violence : ce piège, ce vice partagé avec l’oppresseur. La lutte dévore ses enfants, les brûle avec des pneus, de l’essence, des allumettes quand elle ne leur met pas des coups de pioche. Une femme de la trempe de Winnie Mandela ne pouvait en sortir que cabossée, abîmée.

 

Elle est arrêtée en  1969, un épisode décisif. Violée, battue jusqu’à la stupéfaction en détention. Treize mois d’isolement, dont elle sort en lambeaux. Puis la relégation. Brisée ? En partie. Son génie aura été de se réinventer sans cesse. Mieux : cette femme qui se relève, malgré ses dérives tragiques ou pathétiques, ses faiblesses impardonnables, finit par devenir une incarnation de l’Afrique du Sud. Avec sa chair meurtrie, elle ne colle pas avec la mythologie naïve internationale, qui s’acharne à voir en rose ce pays de fureurs et de profondeurs insondables.

 

Nelson Mandela était plus simple d’usage, forcément : il tenait son rang de sage international au coin du feu, bavardait avec Bill Clinton, égrenant ses leçons de tolérance. Il a fini par devenir malgré lui l’idole des Blancs, le  » traître « , comme on dit de plus en plus chez les Noirs, les dents serrées, tout de même, parce que son aura le sauve. Winnie, elle, est demeurée rêche comme la vie en Afrique du Sud, comme les espoirs qui y palpitent, même les plus irréalistes. Dans ce pays toujours écorché vif où la liberté n’est pas un aliment qui se cuit, ni ne se mange dans les townships, elle est aussi devenue celle qu’il fallait beaucoup aimer, parce qu’elle avait beaucoup souffert, et beaucoup fait souffrir.

 

Stompie Seipei avait 14 ans. Soupçonné d’être un informateur, il a été torturé à mort en  1989 par les membres de la sécurité de Winnie, une milice baptisée le  » Mandela United Football Club « . Le jeune Stompie n’a pas fini brûlé avec un necklace. Il a été battu pendant des jours avec des pelles et des pioches.

 

Selon son ancien garde du corps, Winnie elle-même venait regarder le spectacle, mettre un peu la main à la pâte. Pour ces faits et d’autres, elle a été condamnée à six ans de prison, une peine qui n’a pas résisté à la procédure d’appel. Winnie n’a jamais été incarcérée dans l’Afrique du Sud post-apartheid qu’elle a contribué à faire advenir, et dans laquelle elle semble s’être perdue. A moins que ce ne soit dans les dédales de son âme meurtrie qu’elle ait perdu son chemin.

 

Il y avait Winnie, merveilleuse de lucidité. Et puis il y avait son autre incarnation,  » Calamity Nomzamo « , intraitable, les traits bouffis, perdue entre les amants, l’alcool, la violence, l’argent et les dettes qui coulent comme le whisky. Tout est vrai, tout est contradiction. On a tellement demandé à cette femme toujours prête, pour le pire, comme pour le meilleur. Si l’Afrique du Sud avait basculé dans la guerre civile raciale, il aurait fallu compter sur Winnie. Non parce qu’elle était raciste, mais parce qu’elle était comme cela.

 

Dans les dernières années, elle restait proche de son parti de toujours, l’ANC, mais s’intéressait de près aux activités de EFF, les Combattants pour la liberté économique de Julius Malema. Elle faisait office de vestale pour ces jeunes radicaux qui jouent avec le feu, comme elle aimait tant. Encore les allumettes, le pétrole, les slogans qui claquent, la violence qui menace. Elle ne cachait pas son attirance pour ce groupe, avec ses messages simples. Et puis elle y retrouvait Dali Mpofu, l’un des dirigeants du mouvement, avec lequel elle avait partagé ses nuits, ses dérives et ses ferveurs politiques, lorsque Nelson Mandela, libéré, était devenu le premier président trompé de l’ère démocratique sud-africaine.

 

Un soir, il avait appelé à son hôtel, Winnie, en visite à l’étranger. Celle-ci était encore, techniquement, sa femme. C’était Dali Mpofu qui avait décroché le téléphone dans la chambre. Madiba avait eu toutes les peines du monde à se remettre de cette gifle émotionnelle, lui qui avait supporté tant de choses durant ses vingt-sept années de détention. Ils avaient, finalement, divorcé en  1996. Libre, elle restait.

 

Jean-Philippe Rémy

Source : Le Monde

 

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