Ibrahima Moctar SARR : «CREER DES CONDITIONS DE COHABITATION ENTRE LE SENEGAL ET LA MAURITANIE»

Dans la dernière partie de l’interview exclusive que le Président de l’Alliance pour la justice et la démocratie/Mouvement pour la Rénovation a accordé à Sud Quotidien, Ibrahima Moctar Sarr appelle à une «cohabitation harmonieuse» entre le Sénégal et la Mauritanie pour éviter que les douloureux événements de 1989 ne se reproduisent. Par la même occasion, il interpelle la communauté internationale face à la situation de son pays.

Après la mort tragique du jeune Fallou Sall, on a vu la réaction de l’Etat mais aussi, celle de l’opposition. Que préconisez-vous ? 

Il y a eu beaucoup de partis qui ont déploré ce qui s’est passé. Cette situation est dangereuse pour nous autres Négro-africains. Quand le conflit a éclaté entre les deux pays en 1989, ce sont les Négro-africains qui en ont payé le prix. A la place des sénégalais émigrés, ce sont des mauritaniens noirs qui ont été déportés et qui ont été massacrés dans toute la vallée. Nous ne souhaitons pas ce genre de situation se répète. Nous pensons qu’en dehors de la réalité que nous vivons dans le pays, les deux Etats doivent créer les conditions d’une cohabitation harmonieuse en se respectant mutuellement. Que chacun essaye de jouer le jeu pour que cette fraternité qui existait dans le temps puisse continuer pour le bonheur des populations.

Le Chef de l’Etat du Sénégal, Macky Sall s’est déplacé en Mauritanie sur invitation du Président Aziz pendant 48 heures. Quelle est votre appréciation par rapport à ce déplacement-là entrant toujours dans cette perspective de raffermir les relations entre ces deux Etats ?

Le Président Macky Sall a fait un bon geste en venant ici. Quand deux voisins ont des problèmes, le premier qui fera le premier pas aura marqué un coup d’autant plus que c’est un Sénégalais qui a été tué. La Mauritanie a compris le geste et elle va aller dans ce sens. Je n’ai pas encore d’informations très fiables pour pouvoir me prononcer là- dessus mais, j’ai l’impression que les choses vont aller dans le bon sens.

Vous avez fait votre formation au Sénégal. Quelles sont les relations aujourd’hui que vous entretenez avec le Président de la République Macky Sall, étant donné que vous êtes l’un des leaders de l’opposition mauritanienne ? 

Vous me rappelez que j’ai connu le Sénégal. Je suis parmi les soixante-huitards. Je me souviens des années 1968-1969 où j’ai séjourné un peu au Sénégal. J’ai connu des gens qui m’ont beaucoup aidé dans ma formation politique. Des gens comme Sada Thiam, Séno Dieng et autres. J’ai même rencontré dans des clubs Madame Marie Angélique Sagna (devenue Mme Savané) et d’autres personnes. J’ai aussi connu Moustapha Niasse, Feu Djibo Ka. C’était l’époque où j’ai eu à faire un bout de chemin au Séné- gal. Je suis retourné en 1979 pour faire une formation au Centre d’études des sciences et techniques de l’information (Cesti). Je suis de la 9ème promotion avec Mamadou Malaye Diop, Silèye Ndiaye, Makhtar Camara. Je me souviens aussi de Ndiaga Ndour. Pendant mon séjour à l’école de journalisme, je suis parmi ceux qui ont beaucoup œuvré pour la promotion des langues nationales à la radio et à la télévision. J’ai créé l’émission «And sa andi andine» (Apprendre et transmettre son savoir en langue poular) à Radio Sénégal. Une continuité de ce que je faisais un peu ici, à la Radio Mauritanie. Cette émission que j’ai remise d’ailleurs, à Feu Tidiane Anne, après l’avoir animé pendant deux ans. Je me souviens de tout ça. J’ai de bonnes amitiés avec des gens comme El Hadj Ndiaye de la 2STV. Nous avons beaucoup travaillé ensemble pour la promotion de certaines émissions en Pulaar. C’est un pays que je connais très bien. Le Président Macky Sall, nous sommes plus âgés que lui mais, je n’ai pas eu l’occasion de le connaitre personnellement. D’ailleurs, ça vous étonnerait mais, je ne l’ai pas encore rencontré. Il a beaucoup d’amis ici, en Mauritanie. Je me rappelle qu’il est venu ici, pour faire sa campagne et il y a beaucoup de personnes qui sont satisfaits du travail qu’il fait.

Ibrahima Sarr à la tête de la magistrature suprême. Est-ce que ça va déboucher sur la nouvelle Mauritanie dont vous rêvez tant ? 

J’ai été trois fois candidat à la Présidentielle. La première fois, j’ai été forcé. Ce sont des Négro-africains qui sont venus me dire qu’il fallait que je sois candidat. J’ai eu 8% des voix. J’étais 5ème sur 19 candidats. Je devais départager d’ailleurs les deux premiers ; à savoir Ahmed Daddah et l’ancien président. J’ai rallié Ahmed Daddah qui a eu 48% au deuxième tour. J’ai été en 2009 candidat contre Aziz. Là également, j’étais 5ème sur 9 candidats avec, cette fois-ci, 5% des voix. En 2014, j’étais encore candidat pour mon parti. Je suis arrivé 3ème. C’est dire que ces candidatures sont pour moi une façon d’utiliser un terrain politique pour pouvoir exposer les problèmes. Mais, je n’avais aucune vision pour pouvoir accé- der à la magistrature suprême compte tenu des réalités spécifiques de ce pays. Je ne pense pas même que l’arrivée d’un Négro-africain pourra régler le problème. Comme je vous ai dit, c’est un problème de système. Tant que le système existe, quelque soit celui qui arrivera au pouvoir, les choses vont rester à l’état. Même si moi, Ibrahima Sarr, je veux changer les donnes telles qu’elles existent, naturellement je serai éjecté. Par exemple, si vous prenez les Etats-Unis d’Amérique, quelqu’un comme Barack Obama, c’est quand même un Noir qui a été au pouvoir mais il n’a pu empêcher qu’on massacre les Noirs. Que ce soit un Haratine ou un Négro-africain qui arrive au pouvoir, avec ce système actuel, on ne pourra en aucun cas changer la réalité de ce pays qui est ségrégationniste, féodal et raciste. Ce que je préconise, c’est qu’on continue à occuper le terrain politique pour ne pas laisser de vide, pour ne pas être à la merci des éléments du système, afin de continuer à conscientiser toute la population. Parce qu’aujourd’hui, la crise qui existe en Mauritanie n’est pas entre les Négro-africains, c’est une crise entre les éléments du système qui sont compétitifs pour son contrôle. Le Président est présentement en bisbilles avec son propre cousin. Il y’a d’autres aussi, au niveau de sa tribu, qui s’activent. Il faut cette confrontation au niveau des tenants du système. C’est ça qui va procéder à l’éclatement du système lui-même. Et, à partir de ce moment, les forces politiques qui travaillent pour trouver des solutions réelles sur la question de cohabitation pourront en profiter pour imposer une Mauritanie où tout le monde se retrouve en ayant déjà un programme établi à l’avance. Il ne faut pas aussi dire, «on va lutter contre le ré- gime pour ensuite ne pas savoir quoi faire». Il faut dès à présent, des accords entre forces politiques. Il faut déconstruire le système afin de mettre sur pied une nouvelle Mauritanie qui se fondera sur le partage du pouvoir politique, des richesses économiques et sur les questions culturelles, afin que les langues négro-africaines, au même titre que l’Arabe, soient officialisées.

Comment expliquez-vous certaines attaques de la part de certains universitaires et journalistes ? 

Ce n’est pas étonnant ! D’abord, il y’a ceux qu’on appelle les Chauvins. C’est-à-dire ceux qui veulent d’une Mauritanie complètement blanche où les Négro-africains n’ont pas droit de cité. Pour ceux-là, quelqu’un comme moi, est un élément à abattre. Ce sont ceux-là qui font des tribunes. Vous avez vu dans des journaux où ils disent «Ibrahima Sarr doit être liquidé». Des universitaires qui demandent à ce que je sois traduit devant le tribunal. Ce sont des choses qu’on voit chaque jour chez les Maures, les Négro-africains. Ce sont des problèmes de positionnement. Je suis victime de pas mal de choses. D’ailleurs, pendant la période où j’ai posé ma candidature, aux élections présidentielles en 2009, l’opposition à l’époque, avait refusé d’y aller. Alors que pour moi, la question qui se pose, c’est un problème de système. Ce n’est pas un problème de régime. J’ai refusé systématiquement de bouder les élections et jusqu’à aujourd’hui mon parti refuse de bouder les élections.

Est-ce que l’idée d’externaliser ce combat, au niveau de l’Union africaine, de la Cedeao, des Nations unies, vous tente ? 

Cette situation est connue. Nos voisins Sénégalais savent ce qui se passe. Ils ont vécu la situation des événements de 1989. Ils ont abrité des Négros-mauritaniens pendant des années. Ils connaissent donc le problème. Aux Nations-Unies, les Ambassades américaine, française et tous qui sont ici à Nouakchott connaissent la situation. Malheureusement, les gens attendent qu’il ait des morts pour agir. Il faut que la Mauritanie soit en ébullition pour qu’on vienne ici pour des négociations. Ce que nous souhaitons, c’est que tout le monde prenne conscience que ce pays connait une situation extrêmement explosive.

Aujourd’hui on parle de crise de valeurs. Quels conseils donneriez-vous à l’actuelle jeunesse africaine d’une manière générale, et mauritanienne en particulier ?

Au-delà de tout, ce qui m’inquiète le plus en dehors des conflits politiques, c’est cette situation caractérisée par la mondialisation qui fait que des valeurs occidentales, des idéaux chrétiens s’imposent à travers le monde entier et que la civilisation américaine est en train de s’imposer partout. Il y a une déperdition des valeurs. Aujourd’hui, avec le pouvoir de l’argent, la situation devient de plus en plus grave. On veut avoir le maximum et on est prêt à tout. C’est une question extrêmement importante. L’Etat doit prendre des dispositions. Qu’il s’y met pour faire revenir nos valeurs de civilisation via la religion, la culture principalement, la langue et l’usage des langues nationales. Il y a des intellectuels qui commencent à poser le problème. Je suis d’accord avec eux. Nous devons faire comme les Cheikh Anta Diop en préconisant, les retours aux sources, à des valeurs anciennes. Même s’il y a aussi des éléments qu’il faut élaguer dans nos traditions. Il y a certains aspects qu’on doit revoir. Tout n’était pas rose dans notre civilisation. Je crois que c’est le Président Senghor qui parlait de s’enraciner et de s’élever vers les sources fécondantes.

 

Abdoulaye THIAM

 

Source : Sud Quotidien (Sénégal) – Le 7 mars 2018

 

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