Louise Arbour :  » Une migration bien gérée est à l’avantage de tout le monde « 

Les pays membres de l’ONU sont appelés à négocier un pacte mondial sur la migration d’ici au mois de juillet. Pour la représentante spéciale de l’ONU, la protection des réfugiés peut bénéficier tant aux pays d’origine qu’aux pays d’accueil et aux migrants eux-mêmes.

Ancienne juge à la Cour suprême du Canada, Louise Arbour a aussi été procureure en chef du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, ainsi que de celui pour le Rwanda. Ex-haut commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, elle a été nommée, il y a un an, représentante spéciale de l’ONU pour les migrations internationales. Alors que les pays membres de l’ONU sont appelés à négocier un pacte mondial pour une migration sûre, ordonnée et régulière d’ici à juillet, Louise Arbour estime que les Etats devront faire preuve de  » courage politique « .

C’est la première fois que l’ONU se saisit du problème de la migration dans son ensemble, pourquoi avoir attendu aussi longtemps ?

Il est pertinent de préciser  » dans son ensemble « , car, jusqu’à présent, les Nations unies avaient géré cette question de façon très morcelée. On a tendance à généraliser et à dire que rien n’a été fait pour la migration. Il y a eu beaucoup d’initiatives régionales, sous-régionales et internationales, mais la mobilité humaine est évidemment un autre enjeu. Les Etats membres des Nations unies ont hésité, jusqu’à maintenant, à discuter en multilatéral de ces questions. Les êtres humains, contrairement aux biens par exemple, et, dans une moindre mesure, les capitaux, sont automoteurs. On ne peut pas complètement les contrôler. Puis les bouleversements en Europe – depuis 2015 – ont mené vers une perception d’urgence. La première vague de déplacés par la guerre en Syrie a donné l’impression aux Européens que leurs gouvernements avaient perdu le contrôle de leurs frontières. Dans la foulée, il y a eu la crise libyenne. Je pense que ces événements nous ont amenés à négocier ce pacte.

Les réfugiés entrent dans une catégorie définie, pas les migrants. N’est-ce pas un problème pour négocier un pacte mondial sur cette question ?

Il y a, dans le monde, 250  millions de migrants, dont 25  millions sont des réfugiés ou demandeurs d’asile qui ont droit à la protection de la convention de 1951. Ce qui est mal géré et ce pourquoi il y a un gros déficit de coopération internationale, c’est la question de la mouvance migratoire, qui représente 225  millions de personnes. Par défaut, ils sont appelés  » migrants économiques « . Mais cette appellation véhicule la perception qu’ils sont un fardeau ou une menace, guidés par l’appât du gain, alors que l’aspect économique ne définit pas chacun de ces 225  millions de migrants.

Quand on parle de migrants, la définition ne fait pas référence à des personnes en mouvement, mais à des personnes qui se sont déplacées. Ce sont des gens qui se trouvent dans un pays autre que celui de leur nationalité ou de naissance depuis au moins un an. Cela ne concerne pas les personnes sur un bateau en Méditerranée. Dans l’opinion publique, en revanche, parler de migrants revient à les considérer comme des gens en déplacement. Sont oubliés les gens établis depuis trente ans dans un pays dont ils n’ont pas acquis la nationalité. Ce que nous faisons, c’est révéler un peu de la complexité de la mobilité humaine.

Ne craignez-vous pas que les pays fassent pression pour une  » immigration choisie  » ?

C’est ce qui va se passer. Encore une fois, on en revient à la distinction entre migrants et réfugiés. Il faut vraiment protéger les droits des réfugiés. Cela fait partie de notre histoire. La convention de 1951 – relative au statut de réfugié – était le bon choix. L’accueil des réfugiés est inscrit dans un cadre juridique contraignant. Mais je ne pense pas que ce soit une erreur de mettre en avant qu’une migration bien gérée est à l’avantage de tout le monde : des pays d’origine, des pays d’accueil et des migrants eux-mêmes.

Il faut dire la vérité : il n’y aura pas de place pour tout le monde demain. Mais si, par exemple, sont ouvertes des voies d’accès au marché du travail dans des pays développés qui ont ou prévoient des déficits de main-d’œuvre, l’accueil et les besoins seront mieux gérés. Quelles sont les compétences à encourager dans les pays en voie de développement ? Faut-il les aider à former des ingénieurs ou des techniciens ?

Quand tout cela sera mieux géré, il y aura une masse critique qui va se déplacer dans de bonnes conditions. J’espère que ceux qui ne pourront pas en bénéficier immédiatement garderont l’espoir que leur tour viendra, surtout en cas de migration circulaire. Ainsi, ils ne se risqueront pas à perdre leur vie dans les mains des passeurs.

Le secrétaire général de l’ONU veut changer le discours sur la migration et présenter celle-ci comme un  » atout pour la société « . Est-ce encore audible quand les Etats-Unis veulent construire un mur avec le Mexique, que le Royaume-Uni vote le Brexit ou que l’Europe est confrontée à la montée des nationalismes ?

Les hommes politiques dans les pays démocratiques nous disent toujours :  » Notre opinion publique n’est pas en mesure de suivre.  » Je pense que là est le plus gros défi si l’objectif est de se doter d’un pacte mondial pour la migration. Convaincre les décideurs politiques serait relativement facile s’il était possible de changer cette perception négative. Nous n’avons pas beaucoup de temps, donc cela va demander un certain courage politique. Mais ces pays doivent réaliser que, pour maintenir le standard de vie de leur population, ils devront s’ouvrir à une main-d’œuvre étrangère. C’est à leur avantage de prendre part à un accord de coopération.

Les politiques pour une migration sûre, ordonnée et régulière, cela ne veut pas dire que tous les pays doivent s’en saisir. Le Canada, par exemple, accueille, dans son intérêt, en plus des réfugiés, l’équivalent de 1  % de sa population chaque année – 300 000 personnes – . Ce n’est pas une formule qu’on va imposer à Singapour. Il n’y a aucune notion de standard applicable à tout le monde.

Alors, à quoi ce pacte mondial  va-t-il ressembler ?

Les Etats vont le négocier. Il va être ce qu’ils veulent en faire. Il ne s’agira pas d’un document juridiquement contraignant. Dans la réalité, on va sans doute répéter beaucoup d’engagements qui ont déjà été pris : il faut améliorer les conditions de travail, combattre la xénophobie et le racisme. Mais j’espère que nous aurons aussi des idées et des initiatives plus concrètes.

Lesquelles, par exemple ?

Beaucoup d’idées sont liées au travail. Parmi les 250  millions de migrants, la vaste majorité s’est déplacée dans un cadre légal, mais se retrouve, parce qu’il s’agit de minorités ou pour d’autres raisons, dans un milieu de travail où ils sont exploités et maltraités. Des ententes internationales sont évoquées pour contrôler le coût exorbitant du processus de recrutement. Ces coûts devraient être absorbés par les employeurs, pas par les migrants.

Il faut comprendre aussi que l’accueil du travailleur migrant ne conduit pas toujours à la citoyenneté. Même si certains pays favorisent ce processus. Le Canada, par exemple, en pleine croissance démographique, a tout intérêt à encourager les nouveaux arrivants à apprendre la langue, à s’intégrer et à devenir citoyens très tôt.

Mais d’autres migrants veulent juste parfaire des connaissances, une éducation et gagner un peu d’argent. Se pose alors la question du retour et du transfert des bénéfices. Ces personnes, qui ont travaillé sept ou dix ans dans un pays, ont acquis des droits au régime de retraite. Elles doivent pouvoir en bénéficier.

Donc, l’idée est d’aboutir à des initiatives qui ne touchent pas à la souveraineté des Etats sur leur politique migratoire. Pourtant, les Etats Unis ont annoncé, en décembre 2017, se retirer de ce pacte…

Les Etats-Unis ont fait leur annonce alors que démarrait une réunion importante au Mexique. La réaction a été une indifférence totale. Les pays d’Amérique latine auraient pu considérer que ça ne valait plus la peine de négocier, car la migration est un problème très régional et sous-régional. Mais tout le monde est resté autour de la table.

Nous avons l’opportunité, pour la première fois dans l’histoire des Nations unies, de faire un pas en avant. Pas nécessairement un pas définitif mais un pas en avant, sur une base volontaire, pour se doter d’un meilleur mécanisme de coopération dans un dossier qui implique la souveraineté des Etats, mais aussi la nécessité pour eux de coopérer.

En Europe, les Etats ont des préoccupations sécuritaires concernant le retour de djihadistes dans le flux des migrants. Ces inquiétudes risquent-elles de compliquer les négociations ?

Cet exemple est l’illustration du paradoxe de la position européenne. Depuis le début du processus de négociation, l’UE a constamment affirmé que sa priorité était la question du retour des migrants – dans leur pays d’origine ou de provenance – dont les demandes d’asile ont échoué, ou en situation d’illégalité parce que leurs visas ont expiré. On veut les faire rentrer chez eux et on se plaint du manque de coopération. Et là, tout d’un coup, les Européens sont confrontés à un problème de retour… mais chez eux !

Peut-être vont-ils comprendre que le manque de coopération de certains pays pour leurs ressortissants ne peut pas se régler par le simple argument de  » l’obligation absolue des pays d’organiser le retour et la réintégration de leurs citoyens « . Il faut arrêter de parler des pays comme pays d’origine, de transit ou de destination. Ils sont tout cela à la fois.

Ce pacte prend la direction d’un engagement moral plus que politique. Ne risque-t-il pas de rester un catalogue de bonnes intentions ?

Si, à la fin du pacte, on arrive au constat que plusieurs pays y ont trouvé leur intérêt, alors il y a plus de chances qu’il ne reste pas lettre morte. Cela ne sert à rien d’avoir un pacte à la tonalité morale très puissante, mais à l’impact limité. La convention sur le droit des travailleurs migrants est le meilleur exemple. Pourquoi l’avoir négocié pendant si longtemps pour finalement ne jamais l’appliquer ?

 

Propos recueillis par Marie Bourreau

 

 

Source : Le Monde

 

 

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