L’Élysée ambitionne de ne laisser entrer que l’élite de l’immigration

Dans la patrie des droits de l’homme, le droit d’asile n’est plus accordé aux réfugiés économiques et les sans papiers sont oubliés, en dépit du bon sens (et du bon coeur).

Histoires d’immigrés. Histoires ordinaires, plus banales, tu meurs, à force de répétition. On peut choisir la sienne, une histoire de rue ou de poste-frontière, ou une encore une histoire de garde à vue, dans un commissariat. Là, c’est une Guinéenne, sur le trottoir de la préfecture de police, dans l’île parisienne de la Cité. Une Guinéenne revenue se placer dans la queue interminable qui patientait dans le froid, devant un guichet d’immigration, à peu près comme elle l’avait fait, les deux jours précédents, arrivant bien avant l’aube, et s’enroulant dans ses châles, à même le sol, dans l’espoir de se voir enfin remettre le papier qui manquait à son dossier. La veille encore, seule une cinquantaine d’étrangers avaient pu passer, et elle avait vu l’appariteur bloquer la file devant elle.

«Piochée»

 

Assise sur ses pieds, elle avait soudain levé les yeux, et avait tout de suite compris qu’elle venait d’être piochée. Oui, piochée est le mot. Penché au dessus d’elle, un policier lui souriait d’un air aimable, avant de lui demander de bien vouloir lui présenter ses papiers, et surtout un certain document, justement celui qu’elle venait réclamer en préfecture. Les flics déambulaient le long de la file d’attente, certains de faire bonne pêche, car au moins une pièce administrative faisait défaut à la plupart des étrangers présents. C’était tombé sur la Guinéenne.

À la fois solidaire d’elle et soulagé pour lui, le Sénégalais, juste derrière elle dans la file, l’avait regardée partir au milieu de son escorte. L’équipage de policiers avait aussi surveillé son enregistrement, à l’entrée du centre de rétention. Elle était bonne pour un nouveau séjour, peut-être de plusieurs semaines, dans ce bâtiment moderne et anonyme de banlieue connu dans le monde entier. On allait lui poser les questions qu’on lui avait déjà posées, la dernière fois, et elle allait faire les mêmes réponses.

Elle s’attendait à être renvoyée en Italie, d’où elle arrivait, ou même en Guinée, mais au bout de trois jours, sans plus d’explications, elle s’était retrouvée libre, devant la porte du centre de rétention. Bien sûr, son équipage de policiers ne l’avait pas attendue, et elle avait dû guetter le départ d’une navette sociale pour se rapprocher de l’Ile de la Cité, afin de pouvoir reprendre sa place dans la file d’attente.

Le plus grand recensement d’immigrés de ces trente dernières années

 

Si l’on relie entre elles toutes les histoires comme celle-ci, c’est à un vaste chantier qu’on aboutit. À un dispositif qui se teste. Ou encore à une enquête d’ampleur nationale, qui tiendrait à cacher les intentions réelles de son initiateur. Quand le ministère de l’Intérieur s’y met, la besogne est promptement abattue: en marge de son projet de loi, présenté le 21 février en conseil des ministres, qui vise pour l’essentiel à parfaire les moyens juridiques et techniques favorisant les expulsions des étrangers en situation irrégulière, Gérard Collomb, le locataire de la place Beauvau, a en fait entrepris de faire exécuter par son administration le plus grand recensement d’immigrés de ces trente dernières années.

Contrairement à ce que prétend le gouvernement, on ne les arrête pas; ou pas toujours, en tout cas, pas vraiment plus que d’habitude; pas plus, en particulier, que sous le quinquennat précédent. Le ministre de l’Intérieur se vante, un peu exagérément, de l’augmentation du nombre des expulsions et des reconduites à la frontière, mais ce sont surtout, outre-mer, les Brésiliens repoussés de Guyane et plus encore les Comoriens chassés de Mayotte, qui font les chiffres. Les uns et les autres sont réexpédiés aussitôt entrés. Rotations d’expulsions. Dans l’île de l’Océan indien, les irréguliers ne quittent pratiquement plus les bateaux des éloignements; ils passent quelques jours dans leurs îles d’origine, et sont de retour, permettant à l’État de présenter des statistiques plus flatteuses.

Mais, en métropole, on se contente plutôt de contrôler les immigrés. On compte. On actualise les listes. Des dizaines de récits, rapportés par les associations d’entraide, témoignent de cette activité, tous ces derniers mois. Une circulaire ministérielle, qui a provoqué l’indignation des professionnels de l’accueil, permet même, depuis le 12 décembre, aux «équipes mobiles» des préfectures de pénétrer dans les hôtels sociaux et les centres d’urgence pour y vérifier les états des étrangers présents. Et les ranger par catégories: les «déboutés» du droit d’asile qui ont épuisé tous les recours légaux et à qui l’administration rappelle qu’ils «ont vocation à quitter le territoire national»; les «dublinés», déjà enregistrés dans un premier pays européen, auxquels il est interdit de solliciter l’asile en France, en vertu desdits accords de Dublin; les immigrés considérés comme «économiques», originaires d’un pays déclaré «sûr», et qui n’y seraient pas en danger s’ils y étaient renvoyés.

S’avance l’ère de la revue de détail des identités et des statuts, préparatoire à la grande expulsion générale, penseront les pessimistes, laquelle interviendrait après le premier débat parlementaire sur le projet de loi, prévu pour le mois d’avril. Le chef d’œuvre du pragmatisme macronien. Ceux qui n’ont pas de bonnes raisons d’être là s’en vont. Qu’on n’y voit rien de personnel. Simple impératif de bonne gestion. Avec, évidemment, juste un rien de narcissisme élyséen.

Ne laisser entrer que l’élite de l’immigration

Depuis au moins vingt ans, la France fait savoir avec insistance qu’elle considère comme de son devoir d’accueillir des réfugiés politiques. Sa dîme pour éviter le ridicule quand elle prétend être encore la patrie des droits de l’homme. Mais pour le reste, derrière la vitrine, elle ambitionne de ne laisser entrer que l’élite de l’immigration: artistes, étudiants ou investisseurs. En cela, soyons juste, elle ne fait qu’imiter ses voisins, qui ne voient qu’inconvénients pratiques et politiques, sur le plan intérieur, à laisser des populations de clandestins indisposer leurs propres concitoyens, nourrir indirectement le racisme, et imposer à la vue de touristes en euros des scènes de misère culpabilisantes, au coin de leurs rues.

Ses prédécesseurs, Nicolas Sarkozy et François Hollande, pour s’en tenir aux plus récents, s’étaient engagés à dégraisser, sans le faire. Emmanuel Macron le fait. Parce que, lui, il tient ses promesses –air connu. La Nouvelle politique migratoire (NPM) rompt avec les relâchements et paresses de «l’ancien monde», successivement de droite et de gauche. Le chef de l’État allait se montrer «intraitable», n’avait pas cessé de rappeler celui-ci, avant et depuis son élection. Encore devant la Cour européenne des droits de l’homme, le 30 octobre 2017: «Intraitable avec celles et ceux qui ne relèvent pas du droit d’asile», avait-il averti. Intraitable, donc.

Aussi, pour les plus pessimistes, il faudrait s’attendre à voir les escouades de CRS cerner, à l’aube, divers points stratégiques de la présence migratoire en France: la Porte de la Chapelle, à Paris, la frontière italienne, à Menton, les abords du tunnel sous la Manche, à Calais, et enfourner dans des cars leurs cargaisons d’étrangers irréguliers et sans papiers. En un seul mouvement, suivi par les médias, pour que nul n’en ignore, direction les frontières européennes et les aéroports, où patienteraient, dans un fracas de moteurs, les avions affrétés pour cette opération exemplaire…

On peut rêver?

 

Il est cependant une autre version de l’avenir promis, en avril. Celle des optimistes. La nôtre. En fait, l’actuel recensement préparerait plutôt une régularisation collective des immigrés qui, dans leur illégalité même, auraient le mieux mérité la France. Des femmes avec enfants. Des hommes qui sont là depuis longtemps, et qui travaillent sous une fausse identité. Sans doute inquiet de l’attitude répressive prêtée à Emmanuel Macron et Gérard Collomb, depuis leur arrivée, le directeur général de l’Office français pour la protection des réfugiés et des apatrides (OFPRA), Pascal Brice, premier maître d’œuvre de l’asile dans le pays, a récemment posé les bases d’un nouveau statut méritant «une protection subsidiaire», à côté de l’asile politique:

«J’inciterai cependant volontiers à la réflexion, a-t-il expliqué, sur des situations humanitaires qui nous interpellent parce que le droit d’asile s’y trouve désarmé, comme pour les déplacés climatiques, mais aussi les migrants qui ont été détruits physiquement et psychiquement par leur parcours migratoire […] qui ne relèvent pas de l’asile car ils n’ont pas fait l’objet de menaces dans leur pays d’origine.»

Donc aussi les femmes violées en Libye, les jeunes hommes vendus comme esclaves; ceux qui ont failli mourir en mer ou pendant la traversée du Sahara. Messieurs Macron et Collomb se rangeraient à cette suggestion d’un nouveau statut «subsidiaire», entre l’asile classique et l’état de sans papiers économique. Le président prenant, sous les bravos des associations, des églises, de toute «la gauche morale», la tête du «parti humanitaire».

Bon. On peut rêver. Sans s’illusionner. Cette régularisation collective, même modeste, quarante, cinquante mille personnes, n’est pas à l’ordre du jour. L’exécutif déploie trop d’efforts dans l’autre sens pour qu’il leur vienne l’idée de prendre le pays à contre-pied, au dernier jour. Le chef de l’État n’éprouvera sans doute pas la satisfaction morale qu’ont dû ressentir François Mitterrand et Lionel Jospin, après avoir décidé de procéder, l’un en 1981, l’autre en 1997, a de larges régularisations de clandestins. 140.000 personnes pour le premier, 90.000 pour le second.

66% des Français estiment la présence étrangère trop importante

Dommage, franchement. Plus qu’un regret, cependant, y voir une erreur. Politique, mais surtout économique. Emmanuel Macron n’éprouve pas le besoin de se placer dans une tradition de gauche, qui fête chacun de ses retours au pouvoir par des gestes symboliques? C’est oublier que la droite, tout en produisant des «lois Pasqua» et autres projets de loi répressifs sur le sujet, n’a cessé elle aussi de régulariser des clandestins. Plus discrètement, certes. Souvent faute d’arriver à les renvoyer. Mais à la fin d’un septennat ou d’un quinquennat, et même sous le mandat de Nicolas Sarkozy, c’est revenu au même.

Un sas humaniste. Commencer par une phase de solidarité et de compréhension avant de reprendre les affaires de police et de réglementations indisposerait l’extrême droite et la droite décomplexée de Laurent Wauquiez? L’une et l’autre dénoncent «le laxisme» du gouvernement depuis le premier jour. Elles minimisent les efforts de durcissement que porte le projet de loi. Une régularisation collective n’y changerait rien. L’intolérance aux réfugiés et aux immigrés est entrée dans l’ADN des droites, qui se sentent confortées par la persistance de sondages témoignant de l’usure de l’opinion devant le phénomène migratoire –66% des Français estimant toujours la présence étrangère trop importante.

Le bénéfice politique d’une telle opération serait plutôt à attendre de la gauche. L’autre pied d’Emmanuel Macron qui, ces temps-ci, boîte bas. Sur le sujet, l’antagonisme est désormais total. Le président et son ministre de l’Intérieur voient se dresser contre eux tous les courants du camp progressiste, radical, «moral», humanitaire. Plus gravement, ce chef de l’État qui, pendant la campagne présidentielle avait paru admirer l’attitude bienveillante d’Angela Merkel, en 2015, à l’égard des migrants, et considérait l’accueil aux réfugiés comme «l’honneur de la France», est désormais en butte, fait rare, aux désaveux des professionnels de l’accueil: les églises, les grandes ONG, les associations, tous ceux qui ont souvent pris en charge, à la place de l’État, l’accompagnement des étrangers en difficulté, la gestion de leurs refuges et de leurs dossiers administratifs.

Les autorités peuvent-elles se passer de tout le secteur humanitaire? Supporter l’opposition frontale de leurs premiers partenaires? Pour la première fois, les agents de l’OFPRA ont fait grève. Comme les avocats et les magistrats de la Cour nationale du droit d’asile (CNDA). Avant un débat parlementaire, qui promet d’être le plus agité du début de mandat élyséen, peut-être serait-il bienvenu de procéder à une remise des compteurs à zéro.

Une situation absurde

 

Les Français sont 66% à juger les immigrés trop nombreux? 66%, c’est aussi le score obtenu par Emmanuel Macron, au second tour de l’élection présidentielle, grâce à une large majorité d’humanistes et de progressistes de toutes obédiences, de gauche, du centre et de droite, d’abord hostiles, en mai dernier, à la perspective d’une victoire de Marine Le Pen, et dont on peut raisonnablement penser qu’ils se montrent aujourd’hui, en nombre, parmi les citoyens plus compréhensifs à l’égard des étrangers. Le sujet est sérieux pour le président, parce qu’il est humainement sensible. Emmanuel Macron se priverait de sa première base électorale, au profit d’idées charriées par une droite qui ne lui en donnera jamais quitus?

D’autant que l’aggravation du climat répressif, autour des immigrés, est une mauvaise affaire économique. Expulser, assigner à résidence, retenir en centre n’est pas seulement compliqué à organiser, en raison du mille-feuilles des règlements administratifs et des recours en justice. C’est hors de prix. L’État réaliserait une forte économie en régularisant quelques milliers d’immigrés. Ceux, par exemple, qui ne sont plus expulsables parce qu’ils ont des enfants nés en France, mais faute d’avoir le droit de travailler, restent à la charge des préfectures. Retarder encore pour eux le passage à une situation plus conforme au bon sens, et aux économies budgétaires, serait absurde.

Les débuts de quinquennat devraient être faits pour ça. Pour vider les anachronismes hérités des décisions administratives passées qui n’ont jamais été corrigées.

Depuis «la crise migratoire» de 2015, et l’arrivée massive de ressortissants syriens, irakiens et afghans en Europe, les gouvernements ont fait opérer un glissement sémantique et philosophique à l’immigration, en imposant la seule logique de l’asile. Soudain, il n’était plus question des immigrés économiques, qui avaient pris l’habitude de chercher à venir travailler sur le vieux contient à la suite de leurs pères. Voilà qu’ils étaient niés. Escamotés par l’Union européenne. Comme ses voisins, la France s’est enfermée dans  l’obsession asilaire. Être ou ne pas être accessible au statut de réfugié.

Comme l’asile ne peut être donné, par ce biais, qu’aux seuls ressortissants de pays en guerre, ou qui pratiquent la torture et l’enfermement, la France a contraint des dizaines de milliers de faux réfugiés, d’assimilés lointains, à passer pourtant sous ces fourches caudines. L’OFPRA, comme c’est la loi, doit étudier leurs dossiers. Or, depuis des années, 60% des demandeurs sont régulièrement déboutés. Tout le monde sait qu’ils sont de faux réfugiés. Mais des immigrés économiques en bonne et due forme qui ne manquent pas de raisons, ne serait-ce qu’historiques, de venir, même sans visa ni titre de séjour, tenter leur chance sur le sol national.

Les sans papiers, oubliés

 

Or, toute réflexion sur les sans papiers a été asséchée par les gouvernements successifs depuis les années 2000. Leurs cas ne sont plus pensés, au ministère du Travail ou à celui de l’Intérieur. À la vérité, la France accueille fort peu de réfugiés patentés. Retenus en Turquie, en Jordanie ou au Liban, les Syriens sont de toute façon moins nombreux à se présenter. Irakiens et Afghans, Erythréens et Ethiopiens, tous anglophones, ne rêvent que la Grande-Bretagne, et font tout pour éviter de demander l’asile dans l’Hexagone; accessoirement, ils pensent à l’Allemagne, qui passe pour fournir encore du travail.

Gérard Collomb a déploré que le nombre des demandeurs d’asile, en 2017, «représente une grande ville de 95.000 habitants». L’augmentation de 17% par rapport à 2016 est due en grande partie aux Albanais, repoussés d’Allemagne, mais qui se présentent tout de même aux guichets d’un asile à la Française auquel ils n’ont pas droit; aux Brésiliens de Guyane et aux Comoriens de Mayotte. Certains «vrais» réfugiés, selon les codes de l’OFPRA, obtiennent bien l’asile en France. Irakiens, Afghans, Kurdes. Il existe même désormais une communauté soudanaise en France, forte de 30.000 personnes environs –pour moitié au titre de l’asile, les autres clandestinement, dans l’espoir de passer en Angleterre. Toutefois, ces provenances restent minoritaires.

Le gouvernement a beau exalter la thématique du droit d’asile, la France est peu concernée par le phénomène. Elle est, et restera, un pays d’immigration économique, en raison de son cousinage africain. Gérard Collomb finira par obtenir de l’Albanie et de la Roumanie qu’elles gardent chez elles leurs ressortissants. Les Brésiliens et les Comoriens sont loin, assez invisibles pour l’opinion métropolitaine. Notre réalité migratoire est guinéenne, ivoirienne, congolaise, malienne. Et maghrébine. L’histoire se répète, entêtante.

Des communautés de clandestins très organisées vivent sur le sol national en menant des vies presque normales, auxquelles il ne manque que des titres de séjour pour que leurs activités cessent d’être déclarées illégales. Elles s’autorégulent avec une précision impressionnante. Depuis quinze ans, toutefois sans possibilité d’études scientifiques, les sans papiers sont autour de 300.000, nombre constant. 311.000 personnes bénéficient de l’aide médicale d’État, nombre constant.

Procéder à la régularisation de 50.000 d’entre elles serait promesse d’économies pour le budget. La possibilité aussi d’épargner une peine inutile aux équipages de police, et aux agents des centres de rétention. Tant que la France ne contribuera pas davantage au développement des pays d’où sont originaires ces Africains, ces Maghrébins, il en ira ainsi. À tout prendre, ce n’est pas cher payé.

 

 

Philippe Boggio

 

Source : Slate

 

 

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