Le slow est mort, vive le slow !

Peu technique, il permettait aux plus timides de se lancer sur la piste pour déclarer leur flamme et tenter de conclure en moins de cinq minutes. Requiem pour une danse oubliée.

 

Il y a longtemps que les danseurs de slow de notre genre ne dansent plus. Il faudrait pouvoir passer ses souvenirs au carbone 14 pour retrouver la date exacte de notre dernier corps-à-corps dans la pénombre, sur fond de violons et d’orgue ­Farfisa. Au mitan des années 1970 ? Dans ces eaux-là en tout cas. Quoi qu’il en soit, en 1979, Joe Dassin plantait un beau clou sur le cercueil capitonné de velours de cette mélodie en chantant Le Dernier Slow (musique de Luciano Angeleri, paroles de Claude ­Lemesle et Pierre Delanoë) : « Et si ce soir on dansait le dernier slow/Un peu de tendresse au milieu du disco/On ne verra plus/Ces joue contre joue/Entre deux inconnus/Qui n’avaient pas de rendez-vous. » Un chant du cygne. C’est probablement la seule fois dans l’histoire de l’humanité qu’une chanson prophétise la disparition du genre musical qu’elle incarne à la ­quasi-perfection – un peu comme si les dinosaures avaient envoyé le faire-part de leur fin prochaine.

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Roland d’Anna, professeur de danse du cours Georges & Rosy, à Paris, confirme cet effacement : « Il y a plusieurs décennies qu’on ne nous a pas demandé un cours de slow. C’était une danse agréable, peu technique. Elle permettait de se reposer, de se détendre, de se relâcher. Mais le jerk a tout emporté. » Aucune nostalgie dans sa voix. La résilience a fait son œuvre. Pourtant, le slow figure encore au programme des enseignements de l’école qui s’enorgueillit d’avoir appris à danser le fox-trot à Charles de Gaulle, mais dans la catégorie danses « devenues traditionnelles », avec le madison…

Nostalgie de sexagénaire

En 2017, le slow est tout au mieux une nostalgie de sexagénaire, au pire une relique à disposer aux côtés d’un jean pattes d’ef à poches plaquées, d’un électrophone Teppaz et d’une bouteille d’Evian fruité. S’il y a un slow lors de votre réveillon du 31, c’est que vous serez tombé par mégarde dans une faille de l’espace-temps ou que le DJ aura trop forcé sur les apéritifs. Déjà, en 2004, ­Libération s’était penché sur sa disparition. « L’individualisme exacerbé du trémoussement hypnotique sur les musiques électroniques l’a achevé. Aujourd’hui, on danse seul sur de la techno, de la house ou du hip-hop », écrivait le journaliste. Dix ans plus tard, Le Parisien remettait ça en en appelant à l’expertise de Christophe ­Apprill, sorte de Lévi-Strauss de la danse de salon et auteur de Sociologie des danses de couple (L’Harmattan, 2006) : « Ceux qui maîtrisent quelques pas de valse, de tango, de zouk ou de merengue estiment que le slow, c’est le degré zéro de la danse. » En 2017, il précise à La Libre Belgique : « Le slow permettait aux adolescents de toucher le corps de l’autre, de sentir l’odeur et la chaleur. Dans notre société occidentale, nous développons une forme d’évitement par rapport au toucher. »

Les adolescents préfèrent envoyer des messages sur leur smartphone plutôt que de courir le risque de se prendre un vent sur une piste de danse.

Bref, succombant sous la poussée des nouvelles pratiques, le slow aurait été en outre condamné par son caractère trop ouvertement érotique – ce que la société ne tolère plus mais qui faisait l’essentiel de son attrait – et sa grammaire désespérément simpliste. Resté primitif, à la portée des plus empotés, il n’aurait pas su évoluer vers une technicité qui, en requérant de la part de ses aficionados une sorte d’apprentissage permanent, les aurait conduits danse après danse vers la maîtrise totale de leur art (un peu comme les échecs, quoi). Un indice qui en dit long : il n’y a pas de concours de slow… S’ajoute à ce constat désolant le fait que les adolescents d’aujourd’hui préfèrent envoyer des messages sur leur smartphone plutôt que de courir le risque de se prendre un vent sur une piste de danse. On peut les comprendre.

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Mais nous ? Nous qui l’avons tant aimé, qu’avons-nous fait pour le défendre ? Encore vivant à l’époque de notre adolescence (1969-1974), le slow était déjà fragile, bousculé comme un enfant chétif dans une cour de récréation. Réduit à la portion congrue dans les surprises-parties et les discothèques, il avait fort à faire avec le rock et les danses en solo qui commençaient d’apparaître. Indien au milieu des cow-boys, il résistait tant bien que mal, comptant sur la ferveur de ses adeptes – des types et des filles comme nous – pour lui garantir un quart d’heure d’expression, voire une demi-heure quand tout allait bien. Il aurait mérité des combattants plus aguerris pour assurer sa pérennité. Car le problème des danseurs de slow, c’est justement qu’ils ne sont pas des foudres de guerre.

Dialogue muet

De tout temps, le danseur de slow a eu deux ennemis : lui-même et le danseur de rock, une danse qu’il tient avec dédain pour une sous-catégorie de la gymnastique rythmique et sportive (GRS). Timide, goûtant peu la technique (il sait à peine changer un pneu de vélo) et l’exhibition publique de ses qualités, il est capable de rester des heures au bar d’une boîte de nuit ou le cul vissé sur une chaise dans une boum à guetter le moment de son entrée en piste. C’est un chasseur à l’affût, offrant en guise d’appât le spectacle de sa profonde désolation. Toutefois, sa patience ne lui garantit aucun succès. Il faudra qu’il trouve encore le courage d’inviter une fille, donc d’avouer qu’il a un faible pour elle, tout en redoutant qu’elle lui dise non (cela arrive, hélas, assez souvent). Enfin, à supposer cette étape franchie, il faudra qu’au cours de la danse s’élabore un dialogue muet fait de pressions des doigts et de rapprochements des têtes, au bout desquels il pourra éventuellement embrasser sa cavalière ou lui faire comprendre qu’il aimerait bien.

Avec ce piétinement lascif, le danseur ne peut compter que sur son charme pour retenir sa cavalière

C’est seulement à ce moment-là, au terme de ce parcours (attente, invitation, échange de messages subliminaux), qu’il saura avec certitude s’il a bien fait de forcer sa nature introvertie. Le slow se caractérisant par une sorte de piétinement lascif, le danseur ne peut pas compter sur autre chose que son charme pour retenir sa cavalière. Pas de démonstration intempestive de dextérité. Il est seul, tel qu’en lui-même son désir le dévoile – et pas forcément sous son meilleur jour. Comme le joueur entêté, il a tout misé sur un seul numéro. Il a trois minutes pour emballer (un peu plus avec Hey Jude, des Beatles). Consulté, un ami déclare :

« En fait, le danseur de slow est un audacieux qui s’ignore. Il se croit timide mais il prend un risque inouï. Il se lance à partir de rien, son désir ou un signe qu’il a peut-être mal interprété. Comme disent les joueurs de tennis, il monte au filet en chaussettes. »

Son ennemi ? Le rock

Le danseur de rock, on l’aura deviné, n’a pas ce genre de problème. En comparaison, il est léger, frivole, sautillant, rayonnant et certainement plus séduisant – c’est pourquoi le danseur de slow ne peut pas le pifer, outre le fait qu’il répare lui-même sa mob. Maîtrisant une technique assez compliquée, les fameuses passes dont une vie ne suffit pas à épuiser la liste, il se divertit en toutes circonstances. Il pratique une sorte de hobby innocent quand le danseur de slow obéit à un impératif. Son plaisir tient dans l’instant de la danse et non pas dans le but qu’il lui assigne. Lorsqu’il invite une fille, il est aussi inoffensif en apparence que s’il lui proposait une partie de ping-pong. Il tente parfois une figure inédite pour amuser sa partenaire, laquelle, un peu sotte, est ravie de l’exécuter. Au besoin, ils recommencent jusqu’à la maîtriser parfaitement. Bref, ils s’amusent en virevoltant et c’est ainsi, presque à leur insu, que peut naître un accord, une harmonie, une complicité qui leur en fera désirer une autre, plus profonde.

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Le danseur de rock est un redoutable prédateur de surboum. D’autant que, horresco referens, il peut se révéler aussi un danseur de slow, en vertu de l’adage « qui peut le plus peut le moins », alors que le danseur de slow ne sera ­JAMAIS un danseur de rock. Après avoir intrigué sa partenaire par des passes alambiquées, celle-ci sera alors suffisamment en confiance pour nicher sa tête au creux de son épaule. Une amie se souvient : « On peut bien sûr draguer en dansant le rock. On se frôle, on se sourit. On est moins sur la défensive. Si le rock s’est bien passé et que le garçon nous propose ensuite un slow, on dit oui parce qu’on en a envie. » C’était donc ça !

Le slow est aussi mort de notre peu d’empressement à le défendre. Avons-nous signé des pétitions pour le sauver ? Pas notre genre.

Face à cette concurrence déloyale, et à cette disparition programmée, il aurait fallu un sursaut, une indignation. Mais nous n’avons pas le souvenir d’un danseur de slow envoyant valdinguer une pile de 45 tours de rock en signe de rébellion. Le slow est aussi mort de notre peu d’empressement à le défendre. Avons-nous signé des pétitions pour le sauver ? Pas notre genre. Nous savions bien, nous, que n’importe quel slow pouvait être le dernier. Les textes de cette musique si langoureuse et propice à l’amour nous avaient comme prévenus à l’avance que tout était vain, que la fille partirait un jour laissant le garçon seul, triste et plein de regrets. « Amour d’été, on le dit ne peut pas durer », avertissait ­Johnny Hallyday dès 1967. Si le tango est « une pensée triste qui se danse », comme l’a dit le poète et compositeur argentin Enrique Santos ­Discepolo (1901-1951), le slow est un désespoir qui se piétine. Qui voudrait préserver le désespoir ?

 

Philippe Ridet

 

 

Source : M Le Magazine du Monde (Le Monde) – Le 29 décembre 2017

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