» Notre démocratie est menacée à chaque fois que nous la considérons comme acquise « 

Extrait du discours de Barack Obama, prononcé mardi 10 janvier, à Chicago :

(…) Dans dix jours, le monde sera le témoin d'un des points forts de notre démocratie  : le transfert pacifique des pouvoirs d'un président librement élu à un autre.

Je me suis engagé auprès du président élu Trump à faire en sorte que mon administration assure la transition la plus fluide possible, tout comme l'avait fait pour moi le président Bush. Parce que c'est à nous tous de faire en sorte que notre gouvernement puisse nous aider à affronter les nombreux défis auxquels nous devons toujours faire face.

Nous avons ce qu'il faut pour cela. Après tout, nous restons la nation la plus riche, la plus puissante et la plus respectée de la planète. Notre jeunesse et notre dynamisme, notre diversité et notre ouverture, notre capacité infinie à prendre des risques et à nous réinventer signifient que l'avenir devrait nous appartenir. Mais ce potentiel ne se réalisera que si notre démocratie fonctionne. (…) C'est sur cela que je voudrais me concentrer ce soir  : l'état de notre démocratie.

Comprenons-le bien, la démocratie n'exige pas l'uniformité. Nos Pères fondateurs se querellaient avant de parvenir à un compromis, et ils attendaient de nous que nous fassions de même. Mais ils savaient que la démocratie exige un sens fondamental de la solidarité. (…) Il y a eu dans notre histoire des moments qui ont failli rompre cette solidarité. Le début de ce siècle a été l'un d'entre eux. Un monde toujours plus petit, des inégalités qui s'accroissent  ; des changements démographiques et le spectre du terrorisme – ces forces ne mettent pas seulement à l'épreuve notre sécurité et notre prospérité, elles menacent notre démocratie elle-même. (…)

Notre démocratie ne fonctionnera pas sans le sentiment que chacun jouit de possibilités économiques. Aujourd'hui, notre économie a retrouvé la croissance  ; les salaires, les revenus, la valeur des logements et les comptes retraite sont à nouveau en augmentation  ; la pauvreté recule de nouveau. Les riches s'acquittent d'une part plus équitable de l'impôt tandis que les marchés boursiers battent un record après l'autre. Le taux de chômage est proche de son niveau le plus bas depuis dix ans. La proportion de personnes non assurées n'a jamais été aussi faible. Les coûts des soins de santé connaissent leur croissance la plus modérée depuis cinquante ans. Et si quelqu'un est capable de mettre sur pied un projet démontré meilleur que les améliorations que nous avons apportées à notre système de santé – qui couvre plus de personnes, à moindre coût –, je lui exprimerai publiquement mon soutien. (…)

Mais, en dépit des progrès réels que nous avons faits, nous savons qu'ils ne sont pas suffisants. Notre économie ne peut fonctionner et croître de manière satisfaisante lorsque quelques-uns prospèrent aux dépens d'une classe moyenne en expansion. Et les fortes inégalités corrompent également nos principes démocratiques. Alors que le 1% les plus riches a amassé une part disproportionnée de la richesse et des revenus, trop de familles, dans les centres-villes comme dans les comtés ruraux, ont été laissées sur le bord de la route (…).

Une deuxième menace pèse sur notre démocratie – une menace qui est aussi vieille que notre nation. Après mon élection, certains ont évoqué une Amérique postraciale. Si bien intentionnée fût-elle, une telle vision n'était pas réaliste. Car la race demeure une force puissante et souvent source de fracture dans notre pays. J'ai vécu suffisamment longtemps pour savoir que les relations raciales sont meilleures que ce qu'elles étaient il y a dix, vingt ou trente ans – cela se constate non seulement dans les statistiques, mais aussi dans les attitudes des jeunes Américains d'un bout à l'autre de l'éventail politique.

Mais nous n'en sommes pas encore là où nous devrions être. Nous tous avons encore du travail à accomplir. Après tout, si l'on résume chaque question économique à une lutte entre une classe moyenne blanche qui travaille dur et des minorités qui ne méritent rien, alors les travailleurs de toutes nuances de peau se battront pour des miettes pendant que les riches s'enfermeront encore un peu plus dans leurs enclaves privées. Si nous refusons d'investir dans les enfants des immigrants pour la seule raison qu'ils ne nous ressemblent pas, nous réduisons les perspectives de nos propres enfants – car ces gosses à la peau brune représenteront demain une part plus importante de la population active américaine. (…) Pour aller de l'avant, nous devons faire respecter les lois contre la discrimination (…). C'est ce qu'exigent notre Constitution et nos idéaux les plus élevés. Mais les lois seules ne suffiront pas. Les cœurs doivent changer. (…)

la politique est une bataille d'idées

Pour les Noirs et les autres minorités, cela signifie lier nos propres luttes pour la justice aux défis auxquels beaucoup sont confrontés dans ce pays – le réfugié, l'immigrant, le pauvre en zone rurale, l'Américain transgenre, mais aussi l'homme blanc d'âge moyen qui, de l'extérieur, paraît jouir de tous les avantages, mais dont l'univers a été bouleversé par les changements économiques, culturels et technologiques.

Pour les Américains blancs, cela signifie reconnaître que les conséquences de l'esclavage et du racisme n'ont pas soudainement disparu dans les années 1960, que lorsque des groupes minoritaires expriment leur mécontentement, ils ne pratiquent pas forcément un racisme inversé ni ne réclament le politiquement correct  ; que lorsqu'ils se livrent à des manifestations pacifiques, ils ne demandent pas un traitement spécial, mais le traitement égalitaire promis par nos -Pères fondateurs.

Pour les Américains de souche, cela signifie que nous devons nous rappeler que les stéréotypes appliqués aujourd'hui aux immigrants ont été énoncés, quasi mot pour mot, à propos des Irlandais, des Italiens et des Polonais. L'Amérique n'a pas été affaiblie par la présence de ces nouveaux venus  ; ils ont fait leur le credo de ce pays, et il en a été renforcé. (…)

Rien de tout cela n'est facile. Pour un trop grand nombre d'entre nous, il est devenu plus sûr de se retirer dans sa bulle, que ce soit dans nos quartiers ou sur nos campus universitaires, dans nos lieux de culte ou sur nos médias sociaux, environnés de gens qui nous ressemblent, partagent la même vision politique et ne remettent jamais en question nos convictions. (…) Et, de plus en plus, nous nous sentons tellement en sécurité dans nos bulles que nous n'acceptons que les informations qui, qu'elles soient vraies ou pas, correspondent à nos opinions, au lieu de fonder nos opinions sur les preuves tangibles du monde.

Cette tendance constitue une troisième menace à l'égard de notre démocratie. La politique est une bataille d'idées  ; dans un débat sain, nous allons définir certains objectifs comme prioritaires, et identifier les différents moyens de les atteindre. Mais sans une base factuelle commune, sans la volonté d'accueillir de nouvelles informations et de concéder que notre adversaire a raison sur tel ou tel point, et que la science et la raison sont importantes, nous allons parler sans nous écouter, rendant tout terrain commun et tout compromis impossibles. (…)

Prenez le défi du réchauffement climatique. En huit ans, nous avons réduit de moitié notre dépendance à l'égard du pétrole étranger, doublé notre énergie renouvelable et conduit le monde à un accord qui recèle la promesse de sauver la planète. Mais sans mesures plus audacieuses, nos enfants n'auront même pas le temps de discuter de la réalité du réchauffement  ; ils seront occupés à en gérer les conséquences. (…) Bref, nous pouvons et devons discuter de la meilleure approche vis-à-vis de ce problème. Mais se contenter de le nier ne constitue pas seulement une trahison à l'égard des générations futures  ; c'est trahir l'esprit d'innovation et de résolution pratique des problèmes qui a guidé nos Pères fondateurs.

C'est cet esprit, né des Lumières, qui a fait de nous une puissance économique. (…) C'est cet esprit – une foi dans la raison, dans l'entreprise, et dans la primauté du droit sur la force – qui nous a permis de résister aux leurres du fascisme et de la tyrannie pendant la Grande Dépression, et de construire après la seconde guerre mondiale, avec les autres démocraties, un ordre pas seulement fondé sur la puissance militaire ou les affiliations nationales, mais sur une série de principes  : l'Etat de droit, les droits humains, les libertés de religion, d'expression et de réunion, l'indépendance de la presse.

Cet ordre est aujourd'hui remis en question – d'abord par des fanatiques violents qui prétendent parler au nom de l'islam  ; plus récemment pas des autocrates étrangers qui considèrent les marchés libres, les économies ouvertes et la société civile elle-même comme autant de menaces contre leur pouvoir. Le péril que les uns et les autres font peser sur notre démocratie est d'une tout autre portée qu'un attentat à la bombe ou un missile balistique. Il représente la peur du changement  ; la peur des gens qui ont une allure différente ou une façon différente de prier  ; un mépris pour l'Etat de droit qui peut demander des comptes aux responsables publics  ; une intolérance à l'égard du désaccord et de la pensée libre  ; la conviction que l'épée, le fusil, la bombe ou la machine de propagande sont les arbitres ultimes de ce qui est vrai et de ce qui est juste.

(…) La démocratie peut fléchir quand nous cédons à la peur. Ainsi autant nous devons, en tant que citoyens, rester vigilants vis-à-vis de toute agression extérieure, autant nous devons prendre garde de ne pas affaiblir les valeurs qui font de nous ce que nous sommes. C'est pour cela que, depuis huit ans, je me suis efforcé de faire entrer la lutte contre le terrorisme dans un strict cadre légal. C'est pour cela que nous avons mis un terme à la pratique de la torture et que nous avons essayé de fermer Guantanamo et de réformer les lois régissant la surveillance afin de protéger la vie privée et les libertés civiques. C'est pour cela que je rejette toute discrimination envers les Américains musulmans. C'est pour cela que nous ne pouvons nous retirer de certains combats mondiaux – pour étendre la démocratie, les droits humains, les droits des femmes, les droits de la communauté LGBT –, aussi imparfaits que soient nos efforts, et même lorsqu'il pourrait paraître opportun d'ignorer ces valeurs. Car le combat contre l'extrémisme, l'intolérance et le sectarisme ne fait qu'un avec le combat contre l'autoritarisme et l'agression nationaliste. (…)

C'est pourquoi nous devons être vigilants mais ne pas avoir peur. L'EI – organisation Etat islamique – essaiera de tuer des innocents. Mais il ne peut défaire l'Amérique à moins que, dans notre lutte contre lui, nous ne trahissions notre Constitution et nos principes. Des rivaux tels que la Chine ou la Russie ne peuvent égaler notre influence dans le monde – sauf si nous renonçons à ce que nous défendons et nous transformons à notre tour en un grand pays qui brutalise ses voisins plus faibles.

Ce qui m'amène à mon dernier point  : notre démocratie est menacée chaque fois que nous la considérons comme acquise. Quel que soit le parti dans lequel nous nous reconnaissons, nous devrions tous nous lancer dans la tâche de reconstruction de nos institutions démocratiques. Lorsque le taux de participation électorale est l'un des plus bas parmi les démocraties avancées, nous devrions rendre le vote plus facile, et non le compliquer. Face à la perte de confiance dans nos institutions, nous devrions réduire l'influence corrosive de l'argent en politique et insister sur les principes de transparence et d'éthique dans le service public. Lorsque le Congrès fonctionne mal, nous devrions inciter nos circonscriptions à encourager les politiciens à agir selon le bon sens au lieu d'alimenter les extrêmes. Et tout cela dépend de notre participation  ; de la volonté de chacun de nous d'assumer sa responsabilité de citoyen, quelle que soit la direction que prend le pendule du pouvoir. Notre Constitution est certes un beau et remarquable cadeau. Mais ce n'est qu'un bout de parchemin. Elle n'a pas de pouvoir en elle-même. C'est nous, le peuple, qui lui conférons du pouvoir. (…)

Yes We Can. Yes We Did. Yes We Can

Il revient à chacun d'entre nous d'être le gardien anxieux et jaloux de notre démocratie  ; de prendre en charge la joyeuse tâche qui nous a été confiée, à savoir faire en sorte de sans cesse améliorer ce grand pays qui est le nôtre. Car au-delà de nos différences apparentes, nous partageons fièrement le même titre de Citoyen. Car au final, c'est ce qu'exige notre démocratie. Elle a besoin de vous. Pas seulement au moment des élections, pas seulement quand votre intérêt étroit est en jeu, mais tout au long de votre existence.

Si vous en avez assez de parler à des inconnus sur Internet, essayez de parler à quelqu'un dans la vie réelle. Si quelque chose a besoin d'être remis en état, lacez vos chaussures et tentez d'organiser les gens autour de vous. Si vous êtes déçu par vos élus, achetez un cahier, rassemblez des signatures et présentez-vous à la prochaine élection. Montrez-vous. Jetez-vous à l'eau. Persévérez. Parfois vous gagnerez. Parfois vous perdrez. Supposer chez les autres un réservoir de bonté peut être risqué, et il y aura des moments où le processus vous décevra. Mais pour ceux d'entre nous qui ont eu la chance de participer à cette tâche, de la voir de près, laissez-moi vous dire qu'elle peut vous insuffler de l'énergie et vous inspirer. Et le plus souvent, votre foi en l'Amérique – et dans les Américains – en sera confirmée. La mienne en tout cas l'a été. Au cours de ces huit années, j'ai vu les visages pleins d'espoir des jeunes diplômés et des officiers fraîchement sortis de promotion. J'ai pleuré au côté de familles éplorées qui cherchaient des réponses, et trouvé la grâce dans l'église de Charleston. J'ai vu nos scientifiques redonner à un homme paralysé le sens du toucher et rendre à nos soldats blessés la capacité de marcher. J'ai vu nos médecins et bénévoles reconstruire après des tremblements de terre et enrayer des pandémies. J'ai vu de tout jeunes enfants nous rappeler à nos obligations de prendre soin des réfugiés, de travailler en paix, et surtout de veiller les uns sur les autres. (…)

Je vous demande de vous cramponner à cette foi inscrite dans nos documents fondateurs  ; à cette idée chuchotée par les esclaves et les abolitionnistes  ; à cet esprit chanté par les immigrants, les colons de l'Ouest et tous ceux qui ont manifesté pour la justice  ; à cette croyance réaffirmée par tous ceux qui ont planté des drapeaux, depuis les champs de bataille à l'étranger jusqu'à la surface de la Lune  ; une conviction ancrée au cœur de chaque Américain dont l'histoire n'est pas encore écrite  : Yes We Can. Yes We Did. Yes We Can.

 

Source : Le Monde

 

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