Bou El Mogdad : Dans le bateau des souvenirs

L’évocation du bateau « Bou El Mogdad » suscite des émotions chez certains habitants de Saint-Louis et de la Vallée du Fleuve Sénégal en général. Marqueur identitaire, ce bateau très prisé dans les années 50, est devenu un patrimoine propre de cette région.

Le « Bou El », véritable embrayeur de souvenirs, est témoin de scènes d’allégresse, d’angoisse et de tristesse qui rythmaient le quotidien des villes et villages qu’il traversait…

Dans la douceur du soir, un vent frisquet balaie le quai Roume, sur l’ex rue Boufflers, devenue aujourd’hui Rue Doudou Seck. Comme durant l’époque coloniale, l’endroit conserve encore jalousement son architecture typique faite de maisons de commerce et d’appartements ouvrant sur de larges terrasses et sur des balcons à balustrade. Les belles maisons à galerie construites pendant cette période par des signares ou des riches négociants campent également le décor de cette partie de la ville tricentenaire. Autre patrimoine, mobile cette fois-ci et qui ne passe pas inaperçu, le « Bou El Mogdad » drapé de sa robe blanche.

A 19 heures déjà, une sorte de brume épaisse enveloppe l’île.Par groupes, des jeunes reviennent du jogging. L’air joyeux, ils passent avec indifférence devant cette ancienne vapeur mythique des Messageries du Sénégal, accosté, comme il y a plus de cinquante ans, sur le quai du fleuve. Véritable embrayeur de souvenirs, le « Bou El Mogdad », c’est l’image des scènes d’allégresse, d’angoisse et de tristesse, d’ordre et désordre qui ont rythmé plus d’un demi-siècle de vie et d’échange le long des rives du Sénégal bien avant l’indépendance. Dans ses périples, le « Bou El » qui fait cinquante mètres de long sur dix mètres de large,transportaient plusieurs tonnes de marchandises dont des étoffes, des fruits et légumes, du charbon, des céréales pour le ravitaillement de certains comptoirs commerciaux de Podor, Rosso, Matam, Dagana… Mais ce n’est pas tout, le bateau servait également au transport des élèves, des fonctionnaires en affectation ou en déplacement dans ces localités ainsi que de simple voyageurs.

C’est en 1950 que le « Bou El » a été mis en service pour assurer l’ensemble du trafic et de la navigation sur le fleuve. Il devait ainsi prendre la relève des ferries : Boufflers, le Soulac et le Keur Mour. Lesquels étaient d’imposants navires de commerce qui sillonnaient le fleuve Sénégal et desservaient le Fuuta et le Waalo dans la Vallée du Fleuve Sénégal. «L’histoire de l’exploitation fluviale a commencé avec les Boufflers, Keur Mour. Le Bou El Mogdad au moment de son arrivée faisait partie des bateaux les plus modernes », se rappelle, Alioune Badara Diagne Golbert. Ce bateau couvrait convenablement toute la demande qu’il y avait à cette époque.

L’écrivain, le colonel Momar Guèye, fait partie également des témoins de cette période faste de l’économie de la vieille ville où le « Boul El Mogdad » apportait le bonheur dans toute la région. « Je me souviens de la belle époque des Messageries du Sénégal(…). C’était le temps où des pirogues longues et étroites appelées « Gaalu mboul », arrivaient à Saint-Louis remplies de pastèques et de nénuphars. On observait également, sur les différents bras du Fleuve Sénégal, ces immenses pirogues multicolores qu’on appelait « Gaalu penku » et qui transportaient d’importantes cargaisons de charbon et de bois de « gonakié » ou « ngonaaké ». Le « Gonakié » est une espèce ligneuse qui pousse dans la vallée du fleuve et qui a un pouvoir calorifique très élevé. Il était particulièrement utilisé comme bois de chauffe par les ménagères Saint-Louisiennes », note-t-il.

Un bateau de souvenirs

Pour Moustapha Ndiaye, directeur du Centre culturel régional de Saint-Louis et gestionnaire de l’île, la présence du bateau mettait en valeur le patrimoine qu’est le Fleuve Sénégal, le fleuve en tant que lien entre Saint-Louis et l’intérieur du pays. Pour dire que la vapeur mythique des Messageries du Sénégal n’est pas seulement un déclencheur de souvenirs, c’est aussi un navire rempli d’histoires. Les populations s’étaient habituées à son arrivée et à son départ à travers sa retentissante sirène ainsi que ses puissants haut-parleurs qui distillaient la belle musique de l’époque. « L’évocation du bateau, pour ceux qui l’ont déjà emprunté, déclenche des souvenirs parce qu’à l’époque coloniale, il n’y avait pas beaucoup de routes comme aujourd’hui. L’élève qui obtenait son entrée en sixième prenait le « Bou El » pour venir faire ses études à Saint Louis. C’est une étape importante dans la vie d’un homme, comparable à celle d’un marié qui attendait sa promise qui arrive par ce bateau ou un père impatient de retrouver son fils de retour de France. Le francenabé qui arrivait au Sénégal ou qui voulait quitter le Fouta pour Saint-Louis prenait le bateau », explique Ahmadou Cissé, directeur du Tourisme, de la culture et du patrimoine de la commune de Saint-Louis. A l’en croire, ce bateau est un marqueur identitaire, un patrimoine propre de cette région.

Avec la construction du barrage de Diama, le « Boul El » ne pouvait plus naviguer sur le fleuve de Saint-Louis à Podor. Ainsi, après avoir desservi pendant des années plusieurs localités le long de la Vallée du fleuve, il a été vendu dans les années 1970. Le bateau a ensuite quitté le Sénégal pour aller en Sierra Léone. Quand la guerre a éclaté dans ce pays, le « Bou El » a été amené dans les îles du Saloum et, pendant un temps, en Casamance.

Toutefois, eu égard à la valeur à la fois symbolique et historique que représente ce navire pour la région, il sera racheté en 2004 par un métis Saint-louisien, Jean-Jacques Bancal avec un groupe d’amis pour un coût de 250 millions de Fcfa. 40 ans après sa dernière croisière, le bateau reprend service. Il vogue désormais à la découverte du parc de Djoudj, de Podor, Richard Toll et Saldé avec quatre à cinq heures de navigation par jour.

Un retour triomphal après 40 ans d’absence

Le retour du « Bou El Mogdad » à Saint-Louis, après 40 ans d’absence, en 2005, a déclenché une forte émotion dans la ville tricentenaire. Les scènes de liesse qui ont accompagné son entrée dans la ville restent mémorables de l’avis de certains témoins. Pour ceux qui ont connu ce bateau, les images de leur jeunesse ont remonté en surface. « Il fallait voir les gens quand on a ouvert le pont pour laisser passer le bateau. J’ai vu de vieilles personnes pleurer de joie, de nostalgie. Interrogées, elles vous disent que ce bateau est un pan d’elles-mêmes. Elles se souviennent des gens qui descendaient du bateau, le mil, le charbon, les marchandises », souligne Ahmadou Cissé. Alioune Badara Diagne Golbert se rappelle aussi de toute cette émotion suscité par le retour du navire. Preuve que ce moment est historique, le comédien et journaliste a eu l’idée de retransmettre cet événement en direct sur sa radio Teranga Fm. « Le jour où le Boul El devait rentrer à quai, j’ai fait le direct à la radio et par cette occasion j’ai fait pleurer des dizaines de milliers de personnes à Saint-Louis. Dès qu’il a sifflé, je me suis remémoré de ma jeunesse en 1946. Je me suis souvenu de Boufflers, de Keur Mour. J’ai rappelé aux auditeurs l’histoire de la première arrivée du Boul El Mogdad. Tout Saint Louis était sorti », avance-t-il.

L’attachement des Saint-Louisiens à bateau mythique se comprend aisément. Pour beaucoup, il s’agit d’un pan très important de leur histoire, de leur enfance. Il fallait donc, par tous les moyens, ramener cet élément à part entière du patrimoine de l’île. « Quand j’étais petit, j’empruntais le pont Faidherbe pour aller au lycée Faidherbe devenu Elhadji Omar Tall. Chaque fois que je passais, je voyais le bateau. Quand il n’était pas là, j’étais triste car j’avais l’impression qu’il manquait quelque chose à ma ville. Il y avait trois autres petits bateaux, mais c’était des chaloupes qui faisaient du transport de charbon et de bois. C’était l’époque des grandes pirogues qui faisaient cinq mètres de haut et qui transportaient aussi du bois depuis le nord du fleuve Sénégal », se remémore Jean Jacques Bancal.

Les scènes de liesse n’étaient pas seulement observées à Saint-Louis. Le premier voyage du « Bou El Mogdad » après son retour dans la vallée a créé un grand enthousiasme dans les villages jouxtant le fleuve. Partout où il passait, les gens sortaient spontanément et exultaient dès qu’ils entendaient la fameuse sirène.

EL HADJI BOUL EL MOGDAD SECK, L’ÉMINENT INTERPRÈTE QUI DONNA SON NOM AU BATEAU

Il a donné son nom à ce bateau mythique qui a vu se succéder plusieurs générations de la Vallée du fleuve Sénégal. Boul El Mogdad Seck, né en 1826, était interprète et conseiller auprès des gouverneurs de l’administration coloniale à Saint-Louis du Sénégal. Très cultivé et respecté, l’homme issu d’une grande famille saint-louisienne, a été pendant 20 ans, l’interprète, le rédacteur et le traducteur de l’arabe pour le compte du gouvernement colonial du Sénégal. L’érudit était chargé d’écrire en arabe les contrats signés. Il connaissait tous les grands marabouts de la région jusqu’au Mali.

Boul El Mogdad Seck s’était distingué par sa dévotion pour la religion musulmane, ainsi que sa loyauté envers l’autorité coloniale. Il faisait également le lien entre l’administration coloniale et les populations autochtones. Grand explorateur devant l’éternel, il accompagna le capitaine Vincent dans l’Adrar, en Mauritanie. L’homme aura, au total, participé à 22 missions ou expéditions à l’époque. Après un séjour à la Mecque pour accomplir l’un des cinq piliers de l’islam, El Hadji Bou El Mogdad Seck, de retour à Saint-Louis, gagne davantage de respect et d’estime au sein de sa communauté. C’est ainsi qu’après 23 ans de service, il sera élevé au grade d’Officier de la légion d’honneur. Il serait le premier noir à avoir cette distinction. En quittant l’administration coloniale en 1879, Boul El Mogdad est nommé Tamsir et Cadi à Saint-Louis un an plus tard en 1880. Sa mort va intervenir dans la même année.

JEAN-JACQUES BANCAL, PROMOTEUR TOURISTIQUE : L’homme du « Bou »

Photo

Jean jacques Bancal BateauSi le « Bou El Mogdad » est revenu à Saint-Louis après 40 ans d’absence, c’est avant tout grâce à l’engagement de Jean-Jacques Bancal, descendant d’une vieille famille de la vieille ville.

On le surnomme « l’homme du Bou ». « Bou », comme le diminutif de « Bou El Mogdad » du nom du mythique bateau saint-louisien. Démarche chaloupée, Jean-Jacques Bancal traîne sa longue silhouette dans les coursives du navire qui, en cet après-midi de lundi 24 octobre, reçoit les derniers coups d’astiquage avant un énième voyage à travers les méandres du Fleuve Sénégal. Pendant quelques semaines, le bateau de croisière était à quai pour les besoins d’un grand toilettage technique et esthétique. Même si tout semble prêt pour que, dès le lendemain matin, le navire fasse un petit tour jusqu’à l’île de Bopp Thior, le franco-sénégalais, descendant d’une vieille famille saint-louisienne, veut s’assurer que tout est au point. C’est que l’homme est méticuleux, à la limite procédurier, d’où ses incessantes « inspections » et échanges avec le personnel du bateau. « Des touristes français ont loué le bateau pour célébrer un mariage ce mardi, alors je ne veux pas qu’il y ait des impairs », se justifie-t-il de sa voix traînante. Si aujourd’hui les touristes peuvent se permettre une croisière à bord du « Bou El Mogdad » et les Saint-Louisiens retrouver la silhouette familière de cette navire qui, dès 1951, assurait le trafic de marchandises, de courrier et de passagers de Saint-Louis à Kayes, au Mali, pour le compte des Messageries du Sénégal, c’est en grande partie grâce à Jean-Jacques Bancal. Qui, avec des amis, a décidé de le racheter en 2005 et de le ramener à Saint-Louis qu’il avait quitté quarante ans plus tôt. L’absence de ce bateau mythique fut, en effet, pour ce métis saint-louisien, un crève-cœur. Le voir revenir sur le quai Roume était un défi que cet hôtelier et ses associés s’étaient juré de relever car, pour eux, le « Bou » c’était un pan de l’histoire de Saint-Louis qui avait disparu et qu’il fallait ressusciter.

 

Preuve qu’il a un amour immodéré pour le « Bou », Jean-Jacques Bancal a été, avant de le racheter avec ses amis pour la somme de 250 millions de Fcfa, allé le voir, tous les deux mois pendant sept ans. Cette débauche d’énergie juste pour convaincre son propriétaire de le vendre. Trois mois de carénage à Dakar et le voilà qui revient au berceau, le 16 octobre 2005, devant toute la population de Saint-Louis massée sur ses quais. Ce jour-là, le pont Faidherbe – symbole de la ville -, fermé depuis plus de vingt ans, a pivoté lentement afin de laisser passer Sa Majesté le Bou. Les deux puissants coups de sirène retentirent : tout était rentré dans l'ordre.

Pour avoir réussi à faire revenir le « Bou El Mogdad » à Saint-Louis, Jean-Jacques Bancal mériterait peut-être une statue à défaut d’avoir une ruelle de la vieille ville qui porte son nom. Si ce cas de figure advenait, ce ne serait pas une première chez les Bancal. En effet, une rue au Sud de l’île porte le nom de l’arrière-grand-père père de Jean-Jacques, René Victor Bancal qui, en tant que médecin, a lutté contre les épidémies de choléra à Guet Ndar. Né à Saint-Louis en 1960, Jean-Jacques Bancal est donc issu d’une famille métisse qui s’est impliquée, dès l’année 1960, dans la vie politique au Sénégal. Comme il aime à le répéter, il descend d’une « famille qui s’est battue pour le Sénégal et pour Saint-Louis ». C’est d’ailleurs pour perpétuer ce legs familial que Jean-Jacques Bancal a dû abandonner ses études en Pharmacie pour se lancer dans l’hôtellerie au décès de son père en 1979 lequel était l’un des magnats de ce secteur à Saint-Louis. Jean-Jacques prend alors les destinées de l’hôtel La Résidence située dans le centre historique de la ville tandis que son frère René prend la direction du Ranch de Bango. Il installe également un campement sur la Langue de Barbarie puis diversifie ses activités et ouvre une agence de voyage. Demander à Jean-Jacques Bancal s’il se sent plus Français que Sénégalais, c’est lui demander qui préfère-t-il entre son père et sa mère. Il ne saurait trancher. En tout cas, ce qui est sûr et certain c’est qu’il veut mourir et être enterré à Saint-Louis. Le plus clair de son temps, Jean-Jacques Bancal le passe dans cette ville qu’il qualifie de « plus belle du monde ». Il ne se rend en France qu’en de rares occasions pour aller voir sa mère qui y vit aujourd’hui. Quand Jean-Jacques Bancal soutient que Saint-Louis est une ville à défendre et à laquelle il est fier d’appartenir, on peut bien le croire.

 

Par El Hadj Ibrahima THIAM,
Ibrahima BA (textes) et
Sarakh DIOP (photos)

 

 

Source : Le Soleil (Sénégal) Le 18 novembre 2016

 

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