Et plus largement, l'incapacité de la presse à prendre le pouls du pays.
« Pour le dire crûment, les médias sont passés à côté.» A l’heure où les Etats-Unis se sont endormis avec l'image de Donald Trump, leur nouveau Président, le constat de Margaret Sullivan, éditorialiste au Washington Post, est sans détour. Et sonne clairement comme un aveu d’échec, naissant, d'une partie de la presse américaine.
Le New York Times, autre grand quotidien de référence sur la côte Est – et qui s'était engagé comme son homologue de Washington en faveur d'Hillary Clinton –, exprime, quelques heures après la victoire de Trump, un sentiment similaire, par la voix de Jim Ruthenberg, le médiateur du journal, dans un article en forme de mea culpa. « Les médias d’informations ont échoué dans les grandes largeurs à comprendre ce qui était en train de se passer », déplore à chaud le journaliste.
On ne peut s’empêcher de penser que Sullivan, comme Ruthenberg, expriment une partie de l’auto-critique probablement à l’oeuvre – ou à venir – dans les rédactions américaines, qui avaient annoncé ces dernières semaines l’élection confortable d’Hillary Clinton, en dépit de signaux contraires et sur la foi de sondages érigés en majesté.
Au-delà de la confiance aveugle et excessive accordée à ces enquêtes d’opinions, les deux éditorialistes pointent du doigt l’incapacité des journalistes à prendre eux-mêmes le pouls du pays. « Ils ont échoué à capter la colère d’une large part de l’électorat américain, qui se sent mis de côté, (…) et ignoré par les élites de Washington, Wall Street et des médias de masse », analyse Ruthenberg.
Sullivan, elle, met en cause la sociologie même de la classe journalistique, comme un élément structurant de l’éloignement vis-à-vis de la réalité du terrain, et du peuple américain. « Les journalistes – diplômés, urbains, et pour une bonne part, libéraux [adjectif qui aux Etats-Unis désigne les partisans d’un état plutôt interventionniste, NDLR], sont encore susceptibles de vivre et travailler dans des villes comme New York, Washington ou sur la côté Ouest. Et bien que nous nous soyons tous rendus dans les Etats les plus favorables aux Républicains, ou que nous ayons interviewé des mineurs ou des chômeurs de l’industrie automobile dans la Rust Belt, la région ouvrière du Nord-Ouest des Etats-Unis, nous ne les avons pas pris au sérieux. Ou pas suffisamment.»
Et l’éditorialiste du Washington Post de citer les paroles récentes de Peter Thiel, le milliardaire qui a entraîné la faillite du défunt site Gawker. « Les médias ne prennent jamais Trump au sérieux, mais pourtant toujours au pied de la lettre.» Tandis que les électeurs américains, eux, sont allés au-delà de ses formules provocatrices : quand Trump promet la construction d’un mur à la frontière avec le Mexique, ils comprennent surtout qu’il s’empare de la question de l’immigration dans le pays.
« Trump – qui a qualifié les journalistes de déchets et corrompus – nous a tellement détourné de l’essentiel que nous n’étions pas capables de voir ce qui était pourtant sous nous yeux », conclut Sullivan. Une thèse que développait déjà en juin dernier Jack Shafer, journaliste à Politico, dans un article intitulé « Avons-nous créé Trump ? » , où il expliquait que ce dernier était certes un populiste, mais aussi un redoutable manipulateur des médias de masse. Il y citait notamment une réflexion du désormais président, prononcée en 1987 : « Si vous êtes un peu différent, ou choquant… La presse parlera de vous ».
Jean-Baptiste Roch
Source : Télérama (France) Le 9 novembre 2016
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