Le dalaï-lama : « Je crois en l’éducation. Il faut inculquer un sens d’unité de l’humanité »

Le chef spirituel tibétain, qui vit en exil en Inde depuis 1959, effectue une visite en France du 12 au 18 septembre. Dans un entretien au Monde, le 14dalaï-lama, âgé de 81 ans, et dénoncé par Pékin comme un dangereux indépendantiste, se dit déçu par le président chinois, Xi Jinping, dont il a connu le père dans les années 1950.

Vous vous apprêtez à visiter une France qui a été frappée par des attentats…

C’est triste. Très, très triste. Il est très difficile de régler ces problèmes dans l’immédiateté. Certains individus passent à des actions extrêmes. Nous devons réfléchir : qu’est-ce qui ne va pas ? Si nous n’identifions pas les causes réelles du problème, il est dur de trouver les solutions adéquates.

Je crois en l’éducation. Il faut inculquer un sens d’unité de l’humanité. La réalité est que l’avenir de chaque continent dépend des autres. « Ma nation, ma nation ! », voilà un concept erroné. Le sentiment nationaliste est dépassé. C’est ce qu’a montré l’Union européenne. Enfin, pour les Britanniques, c’est un peu différent [rires]. J’admire l’union de l’Europe, particulièrement ce qu’ont fait De Gaulle et Adenauer.

Les réponses apportées par nos sociétés sont-elles les bonnes ?

On ne devrait pas parler de « terroriste musulman » ou de « terroriste bouddhiste ». En réalité, dès qu’une personne est impliquée dans des activités terroristes, elle n’est plus musulmane ou bouddhiste. Les musulmans indiens et indonésiens sont pacifiques. En Inde, sunnites, chiites et soufis n’ont pas de problèmes. Il faut un effort de long terme pour promouvoir l’unité de l’humanité, c’est le principal. Ensuite, il faut vivre en harmonie. L’Inde est un exemple. Au cours de plusieurs millénaires, s’y sont développées plusieurs traditions. Zoroastriens, hindous, chrétiens n’y ont pas peur. Ils ont vécu en harmonie des millénaires, pourquoi pas les autres pays ? La religion est une affaire personnelle. Je crois en la sécularité. La séparation de la religion et de l’Etat a été d’un grand apport. Il n’est pas utile que les Français dépensent de l’argent dans davantage de policiers et de militaires. Aussi importante que soit votre perte, elle ne doit pas vous conduire à oublier vos principes.

Vous n’y serez pas reçu par les responsables politiques, qui craignent d’irriter la Chine. Regrettez-vous ce manque de courage politique ?

Non. Je n’aime pas les formalités. Où que j’aille, je dis toujours que je ne suis qu’un être humain parmi d’autres. Quand je rencontre le président des Etats-Unis, ce qui m’intéresse est le côté humain, la personne. Ça, j’aime. S’il y a trop d’emphase sur le côté officiel, je n’apprécie pas et j’ai envie de filer aussi vite que possible. Tandis que si quelqu’un me montre sa vraie nature, j’ai envie de discuter. Et où que j’aille, je ne souhaite pas créer de malaise pour les dirigeants. Donc pas de souci. En fait, le but de mes visites n’est pas de rencontrer des responsables politiques mais le public, les gens. Je n’ai rien à dire aux officiels, je préfère parler du bonheur, des familles heureuses, de communautés heureuses et d’un monde heureux.

Comment jugez-vous la Chine d’aujourd’hui ?

J’ai le sentiment que la période la plus sombre appartient au passé. Il y a aujourd’hui la possibilité d’un avenir meilleur. Un pays de plus d’un milliard de personnes, rongé par la corruption et les écarts de richesses, sans Etat de droit, c’est très triste. Récemment, j’ai vu des Chinois dont l’un m’a dit qu’ici, on connaît la liberté, tandis qu’à Pékin, il y a beaucoup de peur. Sur le long terme, c’est très dommageable pour l’image du Parti communiste chinois [PCC] et pour l’idéologie marxiste et socialiste. La première priorité d’un parti communiste ne devrait-elle pas être le bien-être de la classe ouvrière ?

En 1954, vous aviez rencontré le secrétaire du gouvernement chinois d’alors, Xi Zhongxun, le père de l’actuel président et secrétaire général du PCC, Xi Jinping. Quel souvenir gardez-vous de lui ?

A cette époque, beaucoup d’officiels faisaient son éloge. On le présentait comme un homme efficace et pragmatique, à la manière [du premier ministre d’alors] Zhou Enlai, donc j’avais de l’admiration pour lui. Nous nous sommes rencontrés à plusieurs occasions. Je lui ai offert une montre, qui se trouve toujours dans la famille de Xi Jinping.

N’en espériez-vous pas davantage de Xi Jinping ?

Si. Sa mère, donc l’épouse de Xi Zhongxun, j’en suis assez certain, est bouddhiste. Xi Zhongxun lui-même est plus tard devenu très ami avec le précédent panchen-lama [deuxième plus haute figure du bouddhisme tibétain]. Ces conditions sont particulières.

Certains de mes amis chinois me disaient au début [à son arrivée au pouvoir] qu’ils avaient une perception très positive de Xi Jinping. Mais cela a changé plus récemment. Je ne sais pas, il est possible aussi qu’il soit entouré de partisans de la ligne dure, qu’ils aient une influence négative. Ces mêmes amis me disent qu’après la prochaine réunion du Parti, le 19congrès [à l’automne 2017], il est possible que Xi Jinping suive sa propre opinion avec plus d’aisance. Nous verrons.

Quel intérêt la Chine aurait-elle à accepter un compromis sur le Tibet ?

Pour être pragmatiques, nous ne cherchons pas l’indépendance. Nous demandons tous les droits inscrits dans la Constitution chinoise, qu’elle soit appliquée de suite. Il nous faut la sympathie des Chinois, de leurs bouddhistes, de leurs intellectuels comme c’est déjà le cas avec Liu Xiaobo [Prix Nobel de la paix condamné en 2009 à onze ans de prison]. Le soutien du peuple, au final, est plus important que celui des gouvernements, qui changent de temps à autre. Au fond, je suis optimiste. J’expliquais récemment à d’anciens prisonniers tibétains que dès qu’ils ont l’opportunité de rencontrer des Chinois, il faut leur dire fièrement que si nous sommes séparés historiquement, nous ne pouvons pas pour autant considérer qu’un camp gagne contre l’autre. Non. Ce sont nos voisins, nous avons une relation de proximité. Nous devons penser aux Chinois.

Votre peuple craint ce qu’il adviendra lorsque vous ne serez plus là. Pékin pourrait être tenté de désigner lui-même le prochain dalaï-lama… Les Tibétains ne seraient-ils pas plus apaisés si vous évoquiez dès à présent votre réincarnation ?

D’ici un an ou deux se tiendra une réunion des chefs religieux de la communauté tibétaine. Tous les hauts responsables des différentes traditions du bouddhisme tibétain y seront présents. De temps à autre, on se réunit sur les questions spirituelles et les problèmes tibétains. C’est à cette même occasion que nous avions décidé de discuter de ma réincarnation, lorsque j’aurai autour de 90 ans.

Dès 1969, j’ai dit qu’il reviendrait au peuple tibétain de décider si l’institution du dalaï-lama doit persister ou pas. Pour ce qui est de la politique, depuis 2011 je m’en suis retiré [le dalaï-lama avait abandonné son poste de chef du gouvernement tibétain en exil]. J’ai décidé qu’à l’avenir, le dalaï-lama n’aurait plus de responsabilités politiques. Nous sommes pleinement engagés dans un système démocratique.

Certains ont l’impression que le dalaï-lama est fondamental dans le bouddhisme tibétain. Ce n’est pas le cas. Le bouddhisme a plus de mille ans au Tibet, le dalaï-lama juste cinq cents. Il n’y a pas d’institution du Bouddha, ce sont les enseignements qui portent l’esprit des anciennes figures bouddhistes. Bouddha est mort et il s’est écoulé 2 600 ans depuis, mais ses enseignements sont toujours vivants. Donc l’institution n’est pas importante.

Toutefois, sur le plan émotionnel, les Tibétains ont un attachement à l’institution du dalaï-lama, car c’est une période difficile. Cette institution leur apporte un appui pour garder espoir.

Donc vous apporterez une réponse sur votre réincarnation d’ici un ou deux ans ?

Oui. Il y a également des Mongols qui font part de leurs inquiétudes [les Mongols tout comme les Mandchous avaient adopté le bouddhisme tibétain], et de même dans toute la chaîne himalayenne dans la communauté bouddhiste. Mais comme je l’ai dit depuis 1969, c’est le peuple qui a ce droit de décider. Ce ne sont plus mes affaires. Moi, jusqu’à ma mort, je dois servir autant que je le peux, pas seulement les Tibétains mais l’humanité entière. Je suis un être humain parmi sept milliards. Chacun de nous a la responsabilité de penser à l’humanité, de faire qu’elle soit plus en paix, dans la compassion.

Vous souvenez-vous du sentiment qui vous habitait lorsque vous avez dû fuir le Tibet ?

En 1959, lorsque j’ai quitté Norbulingka [la résidence d’été des dalaïs-lamas à Lhassa], pour être franc, ma préoccupation première était ma propre survie. Cette nuit du 17 mars 1959, quand je suis parti, allais-je ou non voir le jour suivant ? D’un côté de la rivière, il y avait un campement militaire chinois. Je pouvais voir les soldats avec leurs torches juste de l’autre côté, à peut-être 800 mètres. Nous restions dans la pénombre mais soudain, des chevaux sont passés. Allions-nous survivre ? Ce n’est que lorsque j’ai appris que le gouvernement indien était prêt à m’accepter et que nous avons atteint la frontière que je me suis enfin senti en pleine sécurité.

La même peur habite les réfugiés qui quittent des pays en guerre comme la Syrie et doivent fuir jusqu’à l’Europe. Quel message leur adressez-vous ?

Nous, Tibétains, avons quitté notre propre pays, mais chacun d’entre nous veut rentrer sur sa terre. Et c’est ce que je veux partager avec les réfugiés de Syrie, d’Irak et de nombreux autres pays : il faut garder cet esprit. Pour le moment, du fait des circonstances difficiles, du danger pour leurs propres vies, ils doivent s’enfuir. Mais ils ne doivent pas quitter leur pays définitivement, penser qu’ils ne reviendront pas. Ce serait une erreur. Il faut conserver cette détermination à rentrer un jour dans son pays pour le reconstruire.

Le rythme et la tournure que prend la communication politique, par exemple dans la campagne présidentielle américaine, vous agacent-ils ?

On ne peut pas s’en prendre aux politiciens individuellement. Ils viennent d’une société dans laquelle on ne parle pas beaucoup de principes moraux. On parle uniquement d’argent et de pouvoir. Là encore, tout est question d’éducation : il faut y inclure l’éthique morale. Pas parler de dieu ou du paradis mais juste de la manière de créer un monde plus heureux. Si la religion se révèle utile en ce sens, alors très bien, mais si elle n’aide pas, alors non. Pour changer les politiciens, il faut d’abord qu’une génération soit éduquée avec des principes moraux. La société pourra alors se départir de sa culture matérialiste. Avec des valeurs intérieures, les politiciens seront meilleurs. Sinon, les intérêts et la politique interne des partis priment sur l’intérêt national.

 

Harold Thibault
(Dharamsala, envoyé spécial)
Journaliste au Monde
 
 

Source : Le Monde

 

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