France : Débats sans blancs

Les réunions antiracistes non mixtes se multiplient. Dérive identitaire ou outil d'émancipation, comme pour les féministes ?

La non-mixité raciale est-elle un outil d'émancipation ou le signe d'un dangereux repli communautaire ? La polémique fait rage depuis l'organisation d'un camp d'été " décolonial ", prévudu 25 au 28  août, réservé " aux personnes subissant le racisme " – les non-Blancs. Lancée par les militantes antiracistes Sihame Assbague et Fania Noël, cette initiative fait suite à d'autres événements " non mixtes ", où ceux qui se nomment les " racisés " entendent se retrouver pour discuter et élaborer leurs outils de lutte. Un même élan a poussé des étudiantes de l'université Paris-VIII, frappées par l'absence de minorités visibles lors des assemblées générales contre la loi El Khomri,à organiser une semaine de débats intitulée " Paroles non blanches ".

Ces réunions ont aussitôt été dénoncées comme excluantes, voire dangereuses. Cette " dérive identitaire " est le signe d'une " déstructuration complète de la politique ", a estimé le politiste Laurent Bouvet. " Sous couvert d'antiracisme, notre pays risque de voir émerger des “Ku Klux Klan inversés”, où le seul critère qui vaille sera la couleur de peau ", a renchéri le président de la Ligue internationale contre le racis-me et l'antisémitisme (Licra), Alain Jakubowicz. Quant à la ministre de l'éducation nationale, Najat Vallaud-Belkacem, elle a condamné " absolument " ces réunions qui " confortent une -vision racisée et raciste de la société ".

Discriminations et plafond de verre

Ces initiatives ont été imaginées par une poignée de jeunes étudiantes et activistes à multiples casquettes, très visibles sur les réseaux sociaux. Comme de nombreux militants -antiracistes de la nouvelle génération, elles ont été marquées par la loi sur le voile dans les établissements scolaires en  2004 et la répression des révoltes des banlieues en  2005, avant de façonner leur positionnement -politique face à la montée, depuis dix ans, des discours racistes et islamophobes. Les associations antiracistes existantes, comme la -Ligue des droits de l'homme ou le MRAP,leur semblent exsangues et surtout dépassées. Quand on est issu d'une famille immigrée et pauvre, disent ces militants, comment se -reconnaître dans ces organisations où dominent les quinquagénaires blancs issus de -milieux favorisés ?

Depuis dix ans,cette génération a créé une kyrielle d'organisations centrées sur une communauté ou une thématique unique, comme le Conseil représentatif des associations noires de France (CRAN), la Brigade anti-négrophobie, le Parti des indigènes de la République, Stop le contrôle au faciès, le Collectif contre l'islamophobie en France, ou encore Mwasi, une as-sociation d'afroféministes. Ces initiatives rassemblent des jeunes militants désireux de défendre un " antiracisme politique ", qu'ils -opposent à l'antiracisme " moral " des années 1980. Fini, disent-ils, le discours universaliste du militant blanc qui protège son " pote " Arabe ou Noir et dénonce les discours racistes, mais qui refuse de mettre en cause la responsabilité de la République et de ses institutions. Aujourd'hui, ces pros de la mobilisation affinitaire critiquent le " racisme d'Etat ", cet ensemble de politiques publiques qui perpétuent la ségrégation dans les banlieues et les écoles, les contrôles policiers, les discriminations à -l'emploi et au logement.

Pour le sociologue Eric Fassin, cette nouvelle génération a peu en commun avec les travailleurs immigrés ou les sans-papiers mobilisés depuis trente ans : elle a fait des études supérieures, elle aspire à des postes qualifiés, et elle a pris sa place dans le milieu de la recherche ou de l'art. Elle fait partie de la classe moyenne, mais elle vit des expériences de discriminations et de plafond de verre qui lui sont insupportables. " Si les non-Blancs ont commencé à se faire entendre, c'est parce qu'une nouvelle génération diplômée est apparue,explique le chercheur. Faire l'expérience du racisme quand on est en bas de l'échelle sociale, ce n'est pas surprenant. Mais quand on a réussi socialement, on ne s'y attend pas : l'exaspé-ration est d'autant plus grande. " Ces nouveaux militants sont bruyants, ils manient à merveille les réseaux sociaux et ils agacent d'autant plus qu'ils trouvent un écho réel auprès des jeunes qui leur ressemblent.

Souvent taxés de " communautarisme ", ils sont, depuis qu'ils organisent des moments non mixtes fondés sur l'origine raciale, soupçonnés de racisme. " C'est extrêmement négatif car ils racialisent les rapports sociaux, estime ainsi Didier Leschi, ancien préfet à l'égalité des chances de Seine-Saint-Denis et coauteur de La Laïcité au quotidien. Guide pratique -(Folio, 110 p., 7,10 euros). C'est un mécanisme d'exclusion qui ne peut que renforcer ceux qui pensent qu'il y a une division de l'humanité organisée sur la race, ce qui est le cas de l'extrême droite. " " L'idée qu'une parole puisse être déterminée par la couleur de peau, comme essen-tialisée, est très grave, ajoute le philosophe François Noudelmann,qui a lancé une pétition contre les groupes non mixtes à l'université Paris-VIII. Qu'ils aient l'impression d'être rejetés parce qu'on leur donne le sentiment d'appartenir à une couleur, je peux le comprendre. Mais qu'ils en fassent une pratique po-litique, non. Etre renvoyé à une case, celle des Blancs, est insupportable ! "

" Recul du mouvement ouvrier "

L'historien Gérard Noiriel, spécialiste de l'immigration, partage ces inquiétudes. " La fragmentation de la société française a surtout des causes économiques, explique-t-il. Le recul du mouvement ouvrier a provoqué un affaiblissement du discours social au profit des logiques identitaires. Celles–ci sont des facteurs de division, car les gens qui pourraient se rassembler sur la base d'un intérêt commun – la misère ou le chômage par exemple – se replient sur des particularismes de religion ou de couleur de peau. " L'inquiétude est aussi perceptible à la Ligue des droits de l'homme. " Une lutte qui ne se termine pas par une vision de l'humanité commune pose problème ", affirme son président d'honneur, Michel Tubiana. D'autant, souligne l'avocat, que le Parti des indigènes de la République, inquiétant avec son positionnement très identitaire, soutient l'initiative.

Les activistes critiqués balaient cependant l'argument avec véhémence : ils ne dénoncent pas une réalité biologique, soulignent-ils, mais une réalité sociale. " Quelle hypocrisie ! s'agace ainsi Louis-Georges Tin, le président du CRAN. Personne n'est choqué par une autre non-mixité, celle qui est omniprésente dans les milieux des dominants. Ils cultivent l'entre-soi comme une stratégie de domination, en restant dans un monde d'énarques qui est masculin, quinquagénaire et bourgeois. Nous le faisons sur une autre logique, celle de l'empowerment,en nous fondant sur le principe du “For us, by us”…  et nous suscitons les critiques ! "

Un paradoxe que souligne Patrick Simon, démographe, qui a codirigé la vaste enquête Trajectoires et origines(Insee-INED). " Leurs détracteurs leur disent qu'ils n'ont pas le droit de parler de race. Mais comment nommer ce qui continue à peser sur le destin et les trajectoires sociales de ceux qui sont marqués par un ordre inégalitaire du fait des discriminations ethno-raciales ? Ces militants utilisent les armes de la sociologie critique pour montrer l'ampleur du racisme. Cela rend les gens très nerveux de se voir ainsi renvoyés à la position de dominants. "" Ces fortes résistances sont révélatrices de ce qui travaille le mouvement social et la gauche depuis des années, ajoute Catherine Achin, professeure de sciences politiques à l'université Paris-Dauphine. Il leur est impossible de penser l'intersectionalité, c'est-à-dire des rapports sociaux – sexe, race, classe – qui ne s'additionnent pas mais qui s'imbriquent les uns dans les autres. En France, être un homme maghrébin ou une femme noire, ce n'est pas la même chose qu'être un homme blanc ou une femme blanche. "

La volonté de partager des expériences et de construire une mobilisation autonome entre victimes d'une oppression n'est d'ailleurs pas nouvelle. C'est un vieil outil des luttes d'émancipation : il a été utilisé dans les années 1960 par le mouvement noir pour les droits civiques aux Etats-Unis, puis, dans les années 1970, par les féministes en France. " Le mouvement féministe a, lui aussi, été confronté à cette rhétorique critique : quand il organisait des réunions non mixtes, les hommes le taxaient de sexisme à l'envers, raconte Elsa Dorlin, enseignante-chercheuse en philosophie à Paris-VIII. A l'époque, il y avait une même inversion du lexique, comme si les dominants pleuraient parce qu'ils étaient accusés de domination. "

Aujourd'hui, ce principe de la non-mixité hommes-femmes semble mieux accepté, en tout cas moins dérangeant : plusieurs lieux financés par les pouvoirs publics sont exclusi-vement réservés aux femmes, comme la Maison des femmes de Paris ou celle de Montreuil. " Il est normal qu'on ait envie de se dire des choses entre soi, souligne la politiste Frédérique -Matonti. Derrière l'universel, il y a des processus qui favorisent les hommes plutôt que les femmes, les Blancs plutôt que les racisés. " Comprendre plutôt que condamner : telle est la démarche que prône aujourd'hui l'historien François Durpaire. " Il faut éviter de voir ce phénomène de manière émotionnelle et analyser les motivations de ses acteurs ", explique-t-il. Et de citer Aimé Césaire : " Si les Noirs n'étaient pas un peuple de vaincus, un peuple malheureux et humilié, il n'y aurait pas de négritude. " Sihame Assbague, elle, ne veut plus avoir à se justifier : le camp " décolonial " ne dure que quatre jours, souligne-t-elle, " ce n'est pas un projet de vie ! "

Sylvia Zappi

 

Source : Le Monde   (Supplément Idées)

 

 

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