L’art « noir », victime du mépris raciste

Impossible de ne pas le rappeler en préambule : on ne peut ébaucher une histoire de l’art en Afrique, raconter ses acteurs, ses pays fertiles, ses esthétiques, sa création actuelle, ses réussites et ses difficultés, sans évoquer la traite des esclaves et la colonisation.

Toutes deux reposent sur une certitude : les « Nègres » qui habitent l’Afrique ont pour destin d’être asservis par les « Blancs » des Etats européens et leurs agents militaires, commerciaux et religieux. Il en est ainsi du XVIIe au XIXe siècle.

La conférence de Berlin, à l’hiver 1884-1885, marque l’apogée de ce processus. Elle partage le continent en délimitant les frontières entre les territoires qui se trouvent sous l’autorité du Royaume-Uni, de l’Empire allemand, de la République française et de plusieurs royaumes – Belgique, Espagne, Italie et Portugal. Les deux principales puissances sont la britannique et la ­française. Ne subsistent que deux Etats indépendants : l’Ethiopie (plus tard conquise par l’Italie fasciste) et le Liberia, devenu ­république en 1847.

Mépris raciste

Des peuples bons à être razziés et vendus comme esclaves dans les Amériques ou instruits par les colonisateurs ne peuvent être capables de création artistique. Qu’attendre de « sauvages », de « primitifs » ? Rien.

Pourtant, au XVIe siècle, posséder une salière ou un olifant d’ivoire sculpté de figures par des artistes des côtes du Bénin et du Congo était un signe de prestige en Europe. Ces ivoires dits « afro-portugais », exécutés en Afrique et commandés par des marchands principalement portugais, séduisaient.

Deux cents ans plus tard, il ne reste rien de cette compréhension initiale. Le mépris raciste est confirmé par la certitude de la supériorité religieuse. Le vocabulaire est explicite : vers 1900, on ne dit pas une « statue africaine », mais un « fétiche », terme péjoratif. Les « Nègres » doivent être convertis, c’est-à-dire extirpés de leurs « magies » païennes pour accéder à la transcendance du monothéisme chrétien. Les objets de leurs cultes ne peuvent donc être considérés, au mieux, que comme des curiosités.

La voie criminelle

Le deuxième moment du récit est celui du primitivisme. A la fin du XIXe siècle, des artistes occidentaux commencent à s’intéresser aux « fétiches » et aux masques que la colonisation fait parvenir en Europe.

Dans le meilleur des cas, des ethnologues, qui sont aussi souvent linguistes ou géographes, collectent des objets destinés à l’étude des systèmes religieux, politiques et sociaux que la colonisation et l’acculturation sont en train de faire disparaître.

Ces objets aboutissent dans des musées – Musée d’ethnographie du Trocadéro à Paris, British Museum à Londres, etc. Il arrive que des missionnaires aient la même attitude et, tout en contribuant à la perte des religions autochtones, contribuent à la préservation de sculptures rituelles : c’est le cas au Congo belge et dans les colonies allemandes.

Mais il y a aussi la voie criminelle. Des membres des troupes coloniales, des fonctionnaires, des commerçants et, plus tard, des marchands spécialisés reviennent en Europe avec dans leurs malles quelques pièces ou des ensembles plus importants.

Dans le meilleur des cas, les objets sont acquis par échange ou à très bas prix. Dans le pire, qui est fréquent, ils sont pillés. Ce fut le sort des bronzes du palais royal d’Abomey (Bénin), mis à sac par les troupes françaises en 1894, et de bien d’autres œuvres, saisies dans des opérations « punitives » ou extorquées de force.

Casser les codes de la peinture et de la sculpture

En Europe, ces pièces suscitent bientôt un marché, qui passe des Puces vers 1900, à de luxueuses galeries quinze ans plus tard. Ce laps de temps est celui de l’avènement de l’« art nègre ».

Des artistes d’avant-garde, français (Matisse, Derain, Picasso, Braque) et allemands (Kirchner, Nolde, Pechstein), achètent des pièces africaines, les vantent, en parlent, et semblent les accompagner dans leur volonté de casser les codes de la peinture et de la sculpture. Cet engouement a ses princes du commerce, les marchands Paul Guillaume et Charles Ratton à Paris. Mais il a aussi ses poètes : Guillaume Apollinaire, Tristan Tzara ou Michel Leiris.

Le mouvement s’amplifie dans l’entre-deux-guerres et tourne à la mode confuse, associant statuaire sacrée Baoulé (Côte d’Ivoire) ou Fang (Gabon), jazzbands de La Nouvelle-Orléans et danses érotico-exotique à la Joséphine Baker. Primitivisme est le nom que donnent à ce mouvement deux historiens américains de l’art moderne, Robert Goldwater en 1938 et William Rubin en 1984.

Cette année 1984, William Rubin est le principal auteur d’une exposition restée dans les mémoires : « Primitivism in XXth Century Art ». Elle a lieu au Museum of Modern Art (MoMA) de New-York, lieu saint de la modernité. De Gauguin jusqu’aux années 1960, en passant par le fauvisme, le cubisme, Dada et le surréalisme, l’exposition montre comment les arts africains, océaniens et amérindiens ont été déterminants pour les mouvements artistiques en Europe et aux Etats Unis. Admirable par le choix des œuvres, elle est discutable sur bien de ses affirmations et comparaisons.

Artistes vivants

L’essentiel n’est pas là, mais dans ce fait : en 1984, l’art « nègre » est présenté exclusivement du point de vue des avant-gardes occidentales – et présenté comme un art du passé. Ses qualités plastiques, son inventivité et sa variété formelle, la prodigieuse maîtrise d’œuvres dont on mesure désormais la complexité ne sont – en principe, du moins – plus en cause à cette date.

Que l’art « nègre » est digne du même intérêt que les arts des autres parties du monde, les ­visiteurs de l’exposition « Primitivism » en sont convaincus, comme le sont, au même moment, ceux du Musée de l’homme, au Trocadéro. Et comme le sont, aujourd’hui, les visiteurs du Musée du quai Branly, vieux de dix ans seulement.

Mais il s’agit d’arts anciens. Autrement dit : si l’intérêt pour le primitivisme a contribué très fortement à la reconnaissance des arts de l’Afrique, il les a enfermés dans une époque révolue. Dès 1963, Alain Resnais et Chris Marker ont intitulé leur film sur la sculpture nègre Les statues meurent aussi. C’est tout dire.

Or, des artistes en Afrique, en 1984, il y en a : des vivants, jeunes ou moins jeunes, actifs et productifs. Mais on ne les montre que très peu – pas plus à New-York ou Londres qu’à Paris. Il n’y a pas un seul artiste africain vivant dans le dernier chapitre de « Primitivism » consacré aux années 1970 et 1980 et Kirk Varnedoe, son auteur, ne songe même pas à s’en expliquer, trop occupé à discuter du land art, du minimalisme et de l’artiste conceptuel allemand Joseph Beuys. Sur le moment, la critique non plus n’en dit rien.

1989 : une exposition fait scandale

Cinq ans plus tard, un conservateur de musée prend conscience du problème : Jean-Hubert Martin. C’est en France que ça se passe. En 1989, il est l’auteur de l’exposition « Magiciens de la Terre », dont les œuvres sont partagées entre le Centre Pompidou et la Grande Halle de la Villette. Le principe est de confronter 101 artistes, moitié occidentaux, dont nombre de célébrités internationales du moment, moitié de créateurs venus du reste du monde.

Quand on lui demande aujourd’hui ce qui l’a poussé à se lancer dans ce projet, M. Martin répond qu’il a toujours « été un peu dadaïste ». Dans sa préface du catalogue, il prenait position sans équivoque : « L’idée communément admise qu’il n’y a de création en arts plastiques que dans le monde occidental ou fortement occidentalisé est à mettre au compte des survivances de l’arrogance de notre culture. Sans parler de ceux qui pensent toujours que, parce que nous possédons une technologie, notre culture est ­supérieure aux autres. »

L’événement fut majeur, le scandale durable. « J’avais conscience des réactions qui allaient venir, confie Jean-Hubert Martin, qui s’en amuse désormais. Le petit monde de l’art occidental a été révulsé. » C’est en effet assez conforme aux souvenirs que l’on a gardés de cet épisode.

« Magiciens de la Terre » est « la première grande expo qui ait ouvert la porte », ajoute le conservateur. On ne peut lui refuser ce mérite, quelles que soient les critiques qui ont contesté le mode de choix des artistes non occidentaux. L’année 1989 reste bien une date repère pour les arts non occidentaux. Pour le Centre Pompidou aussi, qui s’ouvrait à des régions du monde qu’il ignorait.

« Un impact visuel »

Il y a avait plusieurs Africains parmi les Magiciens, dont Seyni Awa Camara, Esther Mahlangu, Frédéric Bruly Bouabré, Bodys Isek Kingelez, Cyprien Tokoudagba et l’atelier Kane Kwei.

Auparavant, leurs noms et leurs œuvres étaient à peu près totalement inconnus. Les peintures murales géométriques de Mahlangu, le panthéon vaudou de Tokoudagba ou les cercueils en forme de Mercedes ou de requin de Kane Kwei ont immédiatement intéressé celles et ceux – pas si nombreux, car l’affluence était modeste – qui se sont alors rendus à Beaubourg et à La Villette. « Je cherchais des œuvres qui aient un impact visuel. Et des artistes qui n’avaient rien à voir avec le système de l’art occidental plutôt que des artistes sortis des écoles », explique Jean-Hubert Martin.

Aujourd’hui, comment ne pas penser qu’il fallait un choc aussi violent que possible pour faire enfin douter de ses certitudes narcissiques le milieu et le marché de l’art contemporain ?

« Personne ne parlait alors de mondialisation, la notion n’était pas encore une banalité. Or je voyais comment des corrélations étaient en train de s’établir entre les parties du monde partout sauf en art », dit Jean-Hubert Martin.

En 2014, le Centre Pompidou a organisé une exposition et un colloque pour commémorer et analyser « Magiciens de la Terre ». Le moins que l’on puisse dire est qu’en 1989, on n’aurait pas parié sur une telle sacralisation par l’histoire.

 

Prochain article : l’aventure des achats en Afrique

Par Philippe Dagen

Source : Le Monde

 

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