Arabie saoudite : un remake de « La vie est un long fleuve tranquille » à la mode sunnite-chiite

Il faut imaginer Momo Le Quesnoy en jeune Saoudien de confession sunnite, et son alter ego féminin, Bernadette Groseille, en habitante du même royaume, mais de confession chiite. L’intrigue de base de « La vie est un long fleuve tranquille », comédie culte du cinéma français, a été transposée sur le petit écran saoudien.

Plutôt que grandir l’un chez des prolos, rois de la combine, et l’autre chez de bons bourgeois cathos-coincés, comme dans l’œuvre d’Etienne Chatiliez, les bébés, changés de berceau à la naissance, sont élevés dans deux familles religieuses rivales : l’une salafiste sunnite et l’autre chiite orthodoxe.

Cette trouvaille scénaristique, particulièrement osée dans l’atmosphère sectaire qui empoisonne le Proche-Orient, donne tout son sel à ce téléfilm, épisode phare de « Selfie 2 », feuilleton du ramadan, actuellement diffusé par la chaîne saoudienne MBC. Au lieu de parodier les stéréotypes de classe, le remake saoudien tourne en dérision les préjugés confessionnels, très prégnants dans ce pays. Le wahhabisme, la doctrine sunnite ultra-rigoriste qui a rang de religion d’Etat chez les Saoud, considère le chiisme comme une hérésie.L’audace des concepteurs de la série est d’autant plus grande que l’exécution par Riyad, en janvier, du cheikh chiite Al-Nimr, a porté au paroxysme la tension entre l’Arabie saoudite et l’Iran, traditionnel défenseur des chiites.

C’est par la bouche du directeur de la maternité, où leurs épouses ont accouché vingt-quatre ans plus tôt, que les pères apprennent la méprise. Dans la panique de la première guerre du Golfe, en 1991, l’infirmière a interverti les bracelets des nouveau-nés. Les deux jeunes hommes s’en repartent donc vivre dans la famille qu’ils n’auraient jamais dû quitter, et c’est là que commence la rigolade. « Yiiii, tu as maigri habibi (mon chéri), ils ne te donnaient donc rien à manger », s’exclament les mères.

L’adaptation à leur nouvel environnement bute d’emblée sur les prénoms choisis par leurs vrais-faux parents. Celui qui a grandi chez des sunnites a été baptisé Yazid, en l’honneur du calife Yazid 1er, honni par les chiites qui lui attribuent la mort de l’imam Hussein, leur saint-patron. Celui qui a été élevé chez les chiites a été prénommé Abdel Zahra (esclave de Zahra, la fille du prophète), un choix pas moins offensant pour les fondamentalistes sunnites, qui considèrent qu’il n’y a d’esclave que de Dieu.

« Nos parents sont complètement fous »

Les deux pères, cramponnés à la pureté religieuse de leur foyer, tentent de remettre leur rejeton sur la bonne voie. Le chiite enjoint au sien de partir en pèlerinage à Kerbala et Najaf, fameux lieux saints du courant minoritaire de l’islam. Il le somme aussi de célébrer la fête de l’Ashoura, durant laquelle certains chiites se frappent le dos jusqu’au sang. Le sunnite pousse le sien à s’immerger dans le Sahih Al-Boukhari, le livre le plus saint après le Coran, du courant majoritaire de l’islam. Et lui ordonne, en guise de pénitence, de jeûner trente jours, pour chaque année où il a été chiite, en plus du mois de ramadan. « Nos parents sont complètement fous », soupirent les deux jeunes, qui se voient en cachette.

Cette critique de l’intégrisme religieux, inattendue dans un pays aussi dogmatique que l’Arabie saoudite, a réjoui les élites libérales. « Selfie 2 est plus utile qu’un millier de conférences et d’articles sur le dialogue interconfessionnel », a tweeté le juge Issa Al-Ghaith, membre du Majles As-Shoura, une assemblée de notables, qui conseille le roi Salman. Inversement, beaucoup de clercs wahhabites se sont élevés contre le feuilleton, accusé de concentrer ses moqueries sur les sunnites. Lors de la saison précédente, le principal acteur, le saoudien Nasser Al-Qassebi, qui réside à Dubaï, avait même reçu des menaces de mort de l’organisation Etat islamique.

L’humour de la série – qui épargne évidemment la famille royale, ligne rouge absolue – est dans l’air du temps

Si les dirigeants de MBC ont jugé bon de passer outre ces résistances, très prévisibles, c’est que l’humour de la série – qui épargne évidemment la famille royale, ligne rouge absolue – est dans l’air du temps. Dans le paquet de réformes destinées à diversifier l’économie et dépoussiérer le royaume, qui ont été récemment annoncées par l’homme fort du pays, le vice-prince héritier Mohamed Ben Salman, fils du souverain, figure la création d’une Autorité du divertissement. Agé de 31 ans seulement, ce dernier vient de clore une tournée de deux semaines aux Etats-Unis, durant laquelle il est apparu en jean et blazer, une tenue inhabituellement décontractée pour un dignitaire royal saoudien.

L’épisode sacrilège de « Selfie 2 » se termine sur une ultime tasse de café entre les deux jeunes infortunés. « Tu es un danger pour l’Umma [la communauté des croyants] », lance le chiite, sur un ton moqueur, à son homologue sunnite. « Tu es un danger pour le monde entier », réplique ce dernier, avant d’ajouter : « Mais comme ma mère t’a allaité et vice versa, nous sommes des frères. » Un happy end politiquement correct, symbolisé par un baiser bédouin, dans la pure tradition du Golfe, nez contre nez.

Benjamin Barthe

(Beyrouth, correspondant)
Correspondant au Proche-Orient
 

Source : Le Monde

 

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