C'est une école où les enfants ne chantent plus. Une école où les visages humains sont effacés des livres de classe, quand les armes et la guerre sont omniprésentes, une école où les élèves de première année de primaire sont invités à faire la différence entre un taureau et un cerf et entre deux fusils-mitrailleurs russes, avec ou sans crosse.
L'histoire – à part la vie de Mahomet et des premiers jours de l'islam – a disparu des programmes, comme toutes les sciences humaines, géographie exceptée, au profit de l'étude du Coran et de la " doctrine du musulman " – réduite à un b.a.-ba salafiste – aux côtés des mathématiques, de la physique et de l'anglais, à partir du " CM1 ". On entre à l'université à l'âge de 15 ans, après neuf ans d'enseignement au lieu de douze auparavant.
Chaque jour, des enfants et des adolescents prennent place dans des salles de classe ou de cours, placées sous la coupe du " diwan de l'enseignement " de l'organisation Etat islamique (EI), fierté du groupe djihadiste et machine de guerre propagandiste consacrée à l'édification des générations futures du " califat ", à commencer par les enfants de ses combattants. La plupart des instituteurs et professeurs ont fui l'Irak et la Syrie par dizaines de milliers à cause de la guerre. Il reste les zélotes de l'EI ou ceux qui n'avaient pas le choix, épaulés par des djihadistes éducateurs autoproclamés.
Une menace et une priorité
La principale fierté de ce " ministère " de l'enseignement de l'EI consiste dans la refonte, courant 2015, des systèmes éducatifs irakien et syrien et l'élaboration de nouveaux manuels scolaires destinés aux enseignants, que Le Monde s'est procurés. Ils sont désormais utilisés sur tous les territoires contrôlés par l'organisation.
Celle-ci a toujours considéré l'école à la fois comme une menace et comme une priorité. Même si, au départ, l'irruption des djihadistes dans les villes s'est traduite par un effondrement des effectifs scolaires, les établissements étant tout simplement fermés. A Rakka, en Syrie, seules dix écoles fonctionnaient au printemps 2015, selon une étude du Centre syrien d'études de la république démocratique qui soulignait l'hémorragie des enseignants, des milliers d'entre eux ayant quitté la région. Ou, pour ce qui est des femmes professeures, celles-ci restant cloîtrées chez elles.
Au début, les cadres de l'EI ont imposé des lubies somme toute prévisibles : " Ils ont commencé par s'assurer qu'élèves filles et garçons ne pouvaient se mélanger, ont imposé le hidjab aux filles à partir de l'âge de 10 ans et interdit les matières considérées comme non islamiques ", se souvient un opposant aux djihadistes, venant de la " capitale " syrienne dont l'Etat islamique a pris le contrôle en juin 2013.
Témoignant dans les colonnes de la revue d'opposition Dawdaa (" bruit "),une année plus tard, un enseignant de Djarabulus, dans le nord de la Syrie, se montrait plus alarmiste : " Dans notre région comme dans les autres régions contrôlées par l'EI, l'éducation est fondée sur la violence et n'est conçue que d'un point de vue religieux. Ils sont en train d'élaborer une sorte de méthode internationaliste qu'ils vont imposer aux enfants en Irak et en Syrie. "
Dans cette ville syrienne frontalière de la Turquie, l'organisation se fait, à l'époque, plus précise sur ses intentions. Dès août 2014, elle annonce de nouveaux enseignements : " Les matières supprimées seront peu à peu remplacées par de nouvelles en cours d'élaboration ", placarde ainsi le " bureau de l'enseignement " sur les murs des établissements scolaires. Un bureau qui se substitue aux directions locales ou régionales de l'éducation mises en place par les gouvernements syrien ou irakien, que l'EI fait fermer dès qu'il prend le contrôle d'une ville.
Et si ce " bureau de l'enseignement " est l'une des premières administrations que l'organisation met en place, c'est parce que l'école est un enjeu avant tout idéologique. Dans un texte publié par le " comité des recherches et des fatwas " – à l'origine des principales directives stratégiques de l'organisation – à la fin de l'année 2014, l'EI affirme vouloir extirper toute référence à la culture occidentale ou au nationalisme arabe de la tête des générations futures qui grandiront dans son " califat " : " L'appareil militaire – de l'ennemi – a été mis en place pour soumettre le peuple par le fer et le feu. Le système éducatif a pour but, lui, d'éradiquer la religion, d'inculquer le culte des apostats et des mécréants dans l'esprit des gens et d'ancrer leurs valeurs par la persuasion et l'instruction. En cela, le préjudice est autrement plus grand. Car ces principes et idées survivent après leur défaite. "
Le " comité des recherches et des fatwas " ne cache pas au passage tout le mépris qu'il porte aux enseignants syriens : " Puisque tous les personnels de l'éducation sont affiliés à la commission syndicale – le syndicat gouvernemental – , ils font partie de ce système mécréant (…) Par conséquent, ils sont coupables d'apostasie en vertu de cette affiliation ", menace-t-il. Il s'agit dès lors " de couper la mécréance à la racine et de protéger les musulmans et l'islam " en édifiant un système scolaire alternatif.
Pour autant, l'organisation n'a pas, à ce moment-là, les moyens de ses ambitions. Elle manque encore de cadres susceptibles de prendre en main écoles, collèges ou universités sur les territoires nouvellement conquis, alors même qu'elle prétend s'atteler à l'édification d'un Etat. Elle ne peut compter dans les faits que sur les structures et le personnel préexistants – ceux qui n'ont pas fui – pour assurer le fonctionnement du système scolaire.
Dans la province de Ninive (dont le chef-lieu est Mossoul, dans le nord de l'Irak), son " ministre de l'éducation " prend en décembre 2014 une mesure radicale : il ordonne la suspension de tous les enseignants jusqu'à leur " repentance " et leur " allégeance " au nouvel ordre. Les personnes qui souhaitent garder leur poste se voient imposer des sessions de rééducation idéologique et religieuse : " Quiconque désire travailler dans le secteur de l'éducation après sa repentance devra s'enregistrer auprès de centres d'enseignements pour des cours de charia, où la qualification de chacun sera définie. " Et l'oukase de l'émir en chef des écoles de la wilaya de Ninive ne s'arrête pas là : il prohibe l'usage des anciens manuels scolaires et interdit aux " citoyens " de l'EI d'envoyer leur progéniture dans des établissements situés à l'extérieur de ses frontières. Tout contrevenant étant " passible de la loi islamique ".
Le " ministre " Dhu Al-Qarnin, de son nom de guerre,signe là l'arrêt de mort de l'année scolaire 2014-2015 dans sa juridiction. Fièrement annoncée par la propagande du groupe, une nouvelle année scolaire reprendra dix mois plus tard, en novembre 2015, théoriquement sur tous les territoires contrôlés par l'EI et avec un tout autre visage.
La " méthode prophétique "
Début 2015, les personnels et étudiants qui fréquentent encore la nouvelle " université islamique de Mossoul " – le ministère de l'enseignement irakien ayant délocalisé la faculté officielle à Kirkouk (plus au sud) – assistent à un curieux remue-ménage dans les locaux de la bibliothèque universitaire, bientôt interdite au public. Scotchées sur les portes vitrées des salles de lecture, des affiches renseignent sur la nouvelle affectation des lieux : " Comité pour la préparation des manuels de physique " ; " Comité pour la préparation des manuels d'arabe " ; " Du hadith prophétique "… Jusqu'à l'été, quelques dizaines de cadres de l'EI et d'enseignants ralliés vont plancher et jeter les bases théoriques de la " nouvelle école du califat " en rédigeant de nouveaux manuels scolaires conformes à la " méthode prophétique ", selon la devise officielle du groupe djihadiste. Le tout sous le patronage de dirigeants et d'imams du mouvement.
Si les nouveaux programmes scolaires sont placés sous le signe de l'étude du Coran et de la charia (jusqu'à 40 % du temps de classe), l'EI n'aurait fait que reprendre les anciens manuels irakiens – ajoutant sa touche religieuse et militariste – pour les matières " profanes " (sciences, mathématiques, anglais), selon des familiers de l'" ancienne école " qui les ont eus en main et après l'étude attentive d'une vidéo de propagande de l'Etat islamique où l'on voit lesdits " experts " au travail. " Il fallait reformuler les exemples selon leurs souhaits ", a confirmé au journaliste irakien Ahmed Al-Mallah un membre d'un de ces comités, professeur de mathématiques à la retraite, forcé, selon ses dires, de plancher sur les nouveaux programmes par un neveu djihadiste.
" C'est de la logorrhée takfiriste d'un côté, et d'anciens manuels manipulés de l'autre. Avant, on demandait aux enfants de compter des ânes, on leur demande désormais de compter des kalachnikovs ", s'énerve un ancien instituteur, aujourd'hui réfugié au Kurdistan, sans illusion sur l'ancien système mais effaré par le nouveau. " Les ânes sont aujourd'hui dans les classes. Comment peut-on qualifier ces gens-là d'enseignants ? ", ironise-t-il.
De Futurs extrémistes
Quant aux enfants, " c'est une génération perdue qui est en train de naître ; avec une minorité de futurs extrémistes et une majorité d'illettrés… ", se désole l'enseignant.Selon les estimations des opposants à l'Etat islamique, un tiers, voire un quart seulement, des établissements scolaires fonctionneraient réellement dans les grandes villes sous le contrôle de l'organisation, comme Mossoul en Irak, ou Rakka et Deir ez-Zor en Syrie.
La faute au manque d'encadrement, à la destruction des infrastructures scolaires, mais aussi à la crainte des parents d'envoyer leurs enfants se faire embrigader dans des écoles où l'EI n'hésite pas à venir recruter ses futurs combattants, en particulier dans les niveaux dits " préparatoires " (l'équivalent des collèges). Une crainte qui a poussé nombre de familles syriennes et irakiennes à prendre les routes de l'exil, à l'intérieur des deux pays, vers les Etats voisins, voire l'Europe, pour protéger leurs fils. Selon l'Unicef, 2,8 millions d'enfants sont sortis du système scolaire en Syrie et près de 2 millions en Irak. Dans ces deux pays, plus de 10 000 écoles, endommagées ou détruites, sont hors d'usage.
Dans le nord-ouest de la Syrie, l'autre grand groupe terroriste mondialisé, le Front Al-Nosra, affilié à Al-Qaida, s'attelle aussi à façonner un " homme nouveau djihadiste " à travers un réseau de camps d'entraînement militaire et d'éducation religieuse : les camps de " Lionceaux " – souvent des enfants de combattants, dont de nombreux étrangers –, qui " établiront un califat bâti sur la doctrine prophétique et porteront le message du djihad ", selon les termes du groupe. " Nous espérons que les Lionceaux seront une génération puissante. C'est elle qui conduira le djihad et mettra fin à l'oppression de la communauté musulmane ", déclarait, fin 2015, Abou Khattab Al-Maqdissi, l'un des commandants du Front Al-Nosra, au site d'informations Vice News.
Le 22 septembre 2015, quelques minutes avant d'aller se jeter au volant d'un blindé chargé de centaines de kilos d'explosifs sur une position de miliciens chiites située au nord-est d'Idlib, voisine d'Alep, Jaafar Al-Taïr, un adolescent ouzbek, fond en larmes, terrifié, au milieu d'une foule de djihadistes qui le pressent de s'élancer vers la mort : " Jaafar, mon frère. Il ne faut pas avoir peur. Et si tu as peur, souviens-toi d'Allah… "
Madjid Zerrouky
Source : Le Monde
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