La sonnerie du réveil est un piège capitaliste

La manière dont l’humain actuel se sort du lit, à l’aide d’un bruit sonore et déplaisant, est assez proche du réveil des ouvriers du XIXe siècle.

Tout au long de l’histoire, les gens n’ont eu globalement jamais besoin de se réveiller à une heure précise. Ils devaient simplement se lever suffisamment tôt pour que le travail à faire dans la journée soit terminé au coucher du soleil. Si vous étiez fermier –et vous l’auriez probablement été–, vous n’aviez pas de patron pour vous dire d’être opérationnel à 9 heures du matin. En réalité, vous n’auriez sans doute même pas su qu’il était 9 heures du matin –tout ce qu’il vous fallait savoir, c’était à quel moment traire les vaches et point barre.

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Ce qui allait changer au cours de la Révolution industrielle. Comme l’écrivait en 1967 l’historien du travail E. P. Thompson, dans son texte essentiel Temps, discipline du travail et capitalisme industriel, «la première génération d’ouvriers en usine avait été instruite par leurs patrons de l’importance du temps». Une usine ne sert à rien si les ouvriers viennent travailler quand bon leur chante, les propriétaires d’industrie allaient donc devoir trouver des moyens d’assurer la présence de leurs employés dès potron-minet.

Il y eut par exemple de stridents coups de sifflet pour réveiller les ouvriers vivant dans les parages et marquer le début et la fin des rotations. Dans l’Angleterre industrielle, les «knocker-ups» étaient là pour cogner aux fenêtres des gens et s’assurer qu’ils soient à l’heure au travail. En 1876, quand la Seth Thomas Clock Company brevète le premier réveil-matin mécanique et programmable, le marché n’attendait plus que cette invention. Aujourd’hui, le réveil n’a plus rien à voir avec le cycle du soleil ou les demandes saisonnières de l’agriculture mais est entièrement et artificiellement réglé sur un calendrier de production imposé et dont la rigidité n’aura pas bougé d’un iota.

En majorité, nous ne dépendons plus de quelqu’un pour nous réveiller mais la manière dont l’humain actuel se sort du lit –à l’aide d’un bruit sonore et déplaisant– est bien plus proche du réveil des ouvriers du XIXe siècle que de celui de nos ancêtres paysans. Difficile d’imaginer le capitalisme moderne sans réveil-matin. Que vous deviez prendre votre service à l’usine, vous rendre à une réunion ou vous connecter sur Slack, vous devez commencer à travailler à l’heure –alias, vous lever à l’heure.

Enchaînés aux alarmes

Pas besoin d’être un spécialiste du sommeil pour capter qu’être artificiellement extrait d’une phase de sommeil profond n’est pas l’idéal. Avec les progrès de la technologie et de notre compréhension des cycles du sommeil, les réveils se sont métamorphosés et promettent désormais un réveil plus facile, ou a minima bien moins atroce.

La plupart des bracelets connectés permettent de surveiller votre sommeil et de vous réveiller en douceur grâce à des vibrations. Vous pouvez aussi vous abonner à Sleeprate, un programme qui analyse vos habitudes de sommeil, surveille votre rythme cardiaque et vous promet une meilleure hygiène nocturne et des matins moins groggy. Sense, un système contrôlant votre rythme de sommeil à l’aide de capteurs intégrés à votre oreiller, tout en surveillant «le bruit, l’éclairage, la température, l’humidité et les particules en suspension» de votre chambre à coucher, a multiplié par plus de vingt-quatre l’objectif de 100.000 dollars que s’étaient donné ses concepteurs sur Kickstarter en 2014. (Malgré un marché saturé, la plupart des fabricants n’ont toujours pas réussi à glisser sous vos draps la précision technologique d’un laboratoire du sommeil –les informations que vous donnent ces applications et appareils peuvent varier énormément de vos cycles de sommeil réels. Sans oublier les innombrables applications offrant des solutions créatives à l’envie de se rester au lit, comme le Mathe Alarm Clock, qui vous demande de résoudre des problèmes mathématiques aléatoires avant de couper votre alarme.

Ayant moi-même énormément de mal à me réveiller, j’ai testé beaucoup de ces options modernes, notamment une application censée surveiller vos cycles de sommeil et vous réveiller en phase de sommeil léger, une lampe simulant la lumière de l’aube qui s’allume de plus en plus à mesure que l’heure programmée de votre réveil approche et le SpinMe Alarm Clock, une application qui vous demande de vous lever et de tourner lentement deux fois sur vous-même avant de couper le son de votre alarme, ce afin de minimiser les risques de rendormissement. Malheureusement, aucune de m’a soignée de ma manie d’appuyer cinq ou six fois de suite sur le bouton «snooze» avant de réussir à me tirer misérablement du lit. (Aujourd’hui, je réfléchis à un système de volets motorisés qui s’ouvriraient progressivement à l’heure de mon réveil, souhaitez-moi bonne chance!)

Ce que ces réveils «nouvelle génération» ont en commun, c’est la promesse d’un réveil plus naturel et plus facile, comme à l’époque où nous étions paysans et que nous nous réveillions doucement grâce à la lumière du soleil. Rien de surprenant, donc, à ce que certains biohackers soient allés encore plus loin et se soient autodomestiqués à se réveiller à la bonne heure, sans réveil, et se la pètent désormais auprès des masses de pouilleux toujours enchaînés à leurs alarmes. Peut-être, à mesure que les dangers d’un déficit en sommeil deviennent de mieux en mieux connus, allons-nous être de plus en plus nombreux à jeter nos réveils aux orties et à nous reconnecter à nos rythmes circadiens.

Pour autant, je doute que nous rejetions d’ici peu l’idée même d’une heure de réveil prédéterminée. Le plus probable, c’est que les fabricants de réveils continuent leur traque du Saint Graal matinal: une alarme qui, sans effort, adapte le rythme de nos corps aux demandes du marché, et pas l’inverse.

 

L.V. Anderson
 

Source : Slate

 

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