Prosternation ultime

C'était un peu avant le crépuscule. C'était la première fois que je voyais ma mère. J'avais 11 ans.

Comme une machine assourdissante, qui vient de s'arrêter, faute d'énergie, tous les bruits du village s'interrompirent soudainement. Les animaux pressentant une catastrophe dans l'atmosphère, se figèrent, telles des statues. Ils ruminaient, visiblement indécis, hésitants et inquiets de la chose.

Les "sak-sak" des pilons dans les mortiers, les coups de haches mordant dans le bois sec de "tazount", stoppèrent net leur cadence acharnée. Même les cris de la marmaille, en général insouciante de choses sérieuses, s'était tu.

Comme mu par une décision suprême, contre laquelle le vouloir de l'homme n'avait plus de choix, le village entier sombra dans le silence.

Réveillé par l'opacité de cette inertie insolite, je sorti de la tente de laine et je vis le ciel ocre, qui se précipitait pour ensevelir la terre. Des montagnes gigantesques serpentaient, se tordaient dans tous les sens et telles un fauve en furie se jetaient sur l'agglomération des petits villages.

Une image apocalyptique, ponctué régulièrement, au fur et à mesure qu'elle avançait, par les grondements sourds et menaçants de tonnerres successifs, qui glaçaient le sang dans les veines.

Le premier moment de frayeur, passé, les femmes sortirent les premières. Le voile, le foulard ou le pagne enroulé autour de la taille, les visages fermés par une détermination teintée de résignation, elles commencèrent le plus téméraire travail que j'aie jamais vu. L'image personnifiée de celles qui étaient prêtes à tout donner pour sauver leur logis et leurs familles.

Comme dans un rêve, ces silhouettes déjà effacées par la fureur de l'orage, le visage couleur de terre se mouvaient comme des spectres. Les piquets et les pieux des tentes furent enfoncés plus profondément dans le sol pour fixer les tentes. A la hâte, les cordes furent tirées à les faire craquer et les tentes baissées à leur plus bas niveau, se prosternèrent devant la Toute puissance divine. Elles se plieront, mais ne casseront pas. La vieille leçon du chaîne et du roseau. Un travail, méticuleux et parfait, transmis de mère à fille depuis des générations et des générations.

L'ouragan, hors d'haleine de colère, et craignant de perdre l'effet de la suprématie et de la furie, avait déployé toutes ses armes. Il frappait tout et de tous les cotés.

Il cingla les corps, déjà rendus frêles et vulnérables par des vêtements mouillés par les premières rafales, qui épousaient les corps et épuisaient les mouvements irréels de cette gente féminine, animée d'une volonté sublime.

Le courroux du ciel avec les matières ramassées sur son chemin, fouettaient les femmes comme des lanières de cuir.

Quelquefois la silhouette furtive et désuète d'un homme ou d'un grand enfant, glissait de dessous une tente, et le dos courbé, comme pour ne pas être emporté par ces vagues, se faufilait dans le rideau des ténèbres pour détendre le licou d'un cabri pris au piège de sa frayeur, ou une chèvre brutalement empêtrée dans les cordes.

Les arbres volaient comme des brindilles et s'abattaient quelquefois sur une tente, vite retiré par des mains résolues à sauver ce qui pouvait l'être. Les ustensiles volaient comme des soucoupes et fauchaient parfois un corps attardé dans le cœur de cette tourmente.

Les vagues rugissantes et mugissantes de cette fureur durèrent toute la nuit. Aucun œil ne se ferma cette nuit là.

Un seul bruit défiait maintenant les grondements saccadés du ciel : une rumeur collective entonnée par tous les villageois : "La-ilaha-illallah, La-ilaha-illallah. Mouhamed rassouloullah"

Enveloppé dans le Varou, en peau, les yeux rivés sur le dehors obscure et effrayant, tremblant de tous mes membres je regardais. J'assistais médusé, à un dialogue irréel entre les forces invincibles du ciel et les acquiescements démesurés et soumis des arbres géants qui invoquait la miséricorde divine à leur manière. Désarticulés, ils s'inclinaient d'avant en arrière, témoignant ainsi, dans une prière ininterrompue de la toute puissance du Tout Puissant et célébrant Sa Gloire.

Comme un fauve repu, toute la nuit de terreur de menaces et de destruction, le monstre commença à montrer des signes de faiblesse. Ses grondements qui semblaient s'éloigner peu à peu, furent couverts à l'aube pointant, par la voix chevrotante du vieux Mohamed soula, qui poussait le muezzin.

Les hommes sortirent des tentes pour constater la destruction incroyable. Un champ de bataille n'aurait pu offrir un tel spectacle de désolation.

Ils se regroupèrent dans la petite mosquée. Le vieil homme se prosternait longtemps et récitait ce que des générations entières ont récité avant lui, pour demander l'aide du Dieu du ciel, des astres et de la terre, "le maitre de l'aube naissante, contre le mal des êtres qu'Il a crées. Contre le mal de l'obscurité quand elle s'approfondit. Contre le mal de celles qui soufflent sur les nœuds (les sorcières) et contre le mal de l'envieux quand il envie."

Nous priâmes le fajer derrière lui. En se tournant vers les prieurs, après le Salam, il avait le visage en larmes. Je compris que ce n'était pas le corps qui se prosternait, mais le cœur. Quand le cœur se prosterne vraiment, il ne s'en relèvera que dans le Paradis. Paix sur Mohamed Soula.

Quelques décennies plus tard, cette aventure me rappelle à se méprendre l'ouragan qui plane sur notre pays en ces jours sombres. Je me demande souvent, si à l'image de cette prosternation derrière le vieil imam, rahimehoullah, toute la Mauritanie ne doit pas se prosterner aujourd'hui pour conjurer les amoncèlements de nuages qui pèsent sur son ciel.

Devant la menace imminente, les hommes et les femmes, restent passifs, inertes et aphones. Il est vrai que le bruit de machines nouvelles a tout couvert. Et le ciel éclipsé par les infrastructures modernes possède plus de moyens de camouflage, pour frapper sans crier gare. Si autrefois il drainait les surfaces de la terre pour la punir avec, aujourd'hui, il peut s'épargner cette peine. Les matériaux sont nous-mêmes. Tout ce que nous avons, tout ce que nous sommes, sont autant de projectiles que la pédagogie cosmique, qui ne souffre pas le faux, nous est jette au visage. Les tonnerres grondent en nous et nos foudres nous carbonisent. Tant il est vrai que le Meilleur de tous ceux qui parlent a dit "Ils oublièrent Dieu, et Dieu lui fit oublier leurs âmes."

Des débris solidifiés d'égoïsme, d'envie, de haine, de racisme de tout calibre, de mensonge, de mépris, de folie des grandeurs de convoitise et d'amour invétéré des biens périssables de cette vallée des larmes assombrissent notre ciel et constituent une épée de Damoclès, suspendue sur les carotides de la tente nationale.

J'ai peur que cet ouragan là, ne s'arrête pas et que nous serions réduits à chercher fiévreusement dans l'avenir des solutions que nous avions à portée de la main.

Quand la paix s'envole dans la tourmente de tsunamis violents, elle connait rarement le retour.

Nous avons quand même la possibilité de répéter ensembles :

Pas de division maudite, pas de racisme abjecte, pas de tutorat tyrannique. Nous sommes TOUS les fils de la Mauritanie. Nous sommes TOUS attachés à son destin en bien ou en mal.

Peut-être que la détermination légendaire que les anciens nous ont léguée, nous permettra t-elle une solution pour fixer la tente. Allah Seul peut savoir.

Mohamed Hanefi

Koweït

 

(Reçu à Kassataya le 31 décembre 2015)

 

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