Où enterrer les djihadistes?

Contrairement aux corps des guerriers tombés dans des combats classiques, les dépouilles des djihadistes embarrassent les États.

Que faire du corps d’Abdelhamid Abaaoud, présenté comme le cerveau des attentats du 13 novembre à Paris et mort dans l’assaut de Saint-Denis? Quelle sépulture pour Brahim Abdeslam, qui s’est fait exploser au Comptoir Voltaire le 13 novembre?

La question peut paraître indécente alors que nous n’avons pas fini de pleurer les 130 victimes de cette soirée meurtrière revendiquée par l’organisation de l’État islamique (EI).

Contrairement à l’enterrement des guerriers tombés dans des combats classiques, celui des djihadistes «n’est pas un enjeu, ni juridique, ni politique, ni diplomatique». Au contraire, selon la sociologue Riva Kastoryano, il représente «une question fâcheuse, embarrassante, la plupart du temps mal accueillie par les autorités publiques, et plus encore par les familles des victimes».

D’où la question dérangeante que le livre de cette directrice de recherche au Centre de recherche internationale de Sciences-Po (Ceri) pose: «Que faire des corps des djihadistes?» Pour y répondre, Riva Kastoryano a mené une recherche et enquête approfondie, à partir des attentats suicides de New York (9/11), Madrid (2004) et Londres (2005).

L’auteure s’est interrogée sur les rapports entre les motivations des auteurs des attentats (une lutte globale au nom d’une cause transnationale, voire extraterrestre) et le lieu de la sépulture (sur le territoire d’un État), voire les modalités du suicide (le corps devient lui-même une arme qui tue) car la généralisation de la ceinture explosive renforce le phénomène du «corps-arme». Une approche originale au cœur de la spécificité du djihadisme de Daech. Même si Que faire des corps des djihadistes? Territoire et identité (Fayard, 2015) a été publié avant le 13 novembre 2015, on peut se demander quelles conclusions en tirer pour la France.

Aucune revendication des corps

L’identité (transnationale du djihadiste) et le territoire (étatique du lieu de la sépulture) sont les deux concepts-clés contradictoires de cette réflexion. Les conditions dans lesquelles ces événements se sont déroulés en France en janvier et novembre 2015 rendent plus aiguë la question: c’est évidemment toujours le djihad qui motive les jeunes meurtriers, mais le lien identitaire est plus marqué avec le pays (la France) où ils ont commis leurs actes; et, même si le lieu de leur sépulture n’est pas encore fixé (pour les auteurs des attentats de novembre 2015), il se situera très certainement sur le territoire du pays qu’ils rejetaient: le phénomène de «reterritorialisation» n’en est que plus marqué.

En effet, où enterrer ces djihadistes? Eux-mêmes n’expriment pas de souhaits: persuadés, dit-on, de monter au paradis, ils ont accepté le martyr pour la cause de l’Oumma fantasmée, mais non territorialisée. Aucun État ne revendique leurs corps.

Le précédent des kamikazes palestiniens est parfois évoqué parce que ceux-ci utilisent souvent le djihad comme rhétorique et que la Palestine est au cœur des discours qui poussent les djihadistes à agir. Mais cette référence n’est pas adéquate. Les «martyrs» palestiniens sont en effet des combattants d’une cause territoriale, et le sort de leurs corps est l’enjeu d’un conflit politique: ils seront rendus aux familles, parfois comme monnaie d’échange, et considérés comme des héros nationaux, ou enfouis anonymement –avec des numéros– dans le cimetière du Golan.

L’Algérie et le Mali, pour les cas de Mohammed Merah et d’Amedy Coulibaly, pourtant français, ont refusé le retour des corps dans les pays d’origine. Et ni al-Qaida au Yémen pour les frères Kouachi ni Daech avec son Califat n’ont exprimé de souhait. Les familles font, elles, généralement profil bas.

Reste que l’État sur le territoire duquel l’attentat a été commis est embarrassé: il ne peut refuser une sépulture à l’un de ses ressortissants ou résidents, même terroriste. De même que certains de nos dirigeants essaient d’exclure les terroristes de la nation française en leur ôtant la nationalité, de même certains souhaitent-ils éviter que les corps des djihadistes ne soient mis en terre sur le sol national. L’État peut sinon vouloir chercher à éviter toute trace visible. Ou à tout le moins organiser des sépultures discrètes pour éviter des troubles ultérieurs et que les cimetières deviennent des lieux de profanation ou de pèlerinage.

Pas grand-chose à attendre non plus du droit international: il ne donne aucune solution; les djihadistes ne sont pas des combattants d’un État ennemi auxquels le droit de la guerre prévoit des solutions, et il n’existe pas un droit individuel à la sépulture. Créon a refusé ce droit au cadavre du traître Polynice, et c’est au nom de la religion et des devoirs familiaux seulement qu’Antigone tenta d’honorer la dépouille de son frère.

Djihad à domicile

Concrètement, les solutions vont varier. Riva Kastoryano l’explique dans son ouvrage. En spécialiste des migrations qu’elle est, elle va suivre le parcours de chacun des kamikazes pour comprendre la diversité des solutions adoptées dans les trois pays qu’elle étudie.

«Les auteurs des attentats du 11 septembre 2001 n’avaient aucune réelle attache nationale; c’étaient des militants “globalisés”, manipulés par des réseaux transnationaux au nom d’une idéologie extraterritoriale. Leurs corps, d’ailleurs difficilement retrouvés parmi les décombres, n’auront pas de sépulture terrestre», explique Riva Kastoryano. Comme la dépouille de Ben Laden livrée à l’anonymat de l’océan, symbole de globalisation.

Les poseurs des bombes de Madrid (2004), qui sont morts dans un suicide collectif décidé lors de la découverte de leur cache, étaient des immigrés de première génération, originaires de l’Afrique du Nord: les corps ont été rendus aux familles et, sauf dans un cas, enfouis dans leurs pays d’origine, comme c’est l’usage pour ce type de migrants.

Enfin, les trois kamikazes de Londres, qui ont fait sauter les explosifs portés dans leurs sacs à dos en causant un nombre considérable de victimes, étaient des djihadistes «homegrown»; leurs corps seront remis à leurs communautés ethniques respectives en Grande-Bretagne et enterrés très discrètement en Jamaïque et au Pakistan.

Et voilà qu’en France on entre dans le «djihad à domicile». Les auteurs des attentats sont nés en France, de nationalité française pour la plupart de ceux qui ont été identifiés, et domiciliés en France. C’est le droit français qui va, volens nolens, s’appliquer: les frères Kouachi ont été enterrés dans les cimetières de leurs lieux de résidence malgré le refus catégorique d’un des maires, comme Amedy Coulibaly et Mohammed Merah. Il est vraisemblable que des solutions identiques seront appliquées pour les terroristes du 13 novembre.

Ainsi, bien qu’agissant pour une cause extraterritoriale, échappant à la justice et refusant toute allégeance au territoire dont ils sont originaires, en massacrant le plus grand nombre des habitants de ce lieu, leurs traces ultimes seront enfouies dans le sol, inscrites dans ce territoire qu’ils rejettent. Comme un châtiment post-mortem pour ces jeunes hommes qui maudissaient et haïssaient la France.

 

Source : Slate

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