Premièrement, notre propre et belle et combien exemplaire liberté d'expression n'a jamais consisté à pouvoir dire ou montrer n'importe quoi à n'importe qui et n'importe où (en tout cas, pas aux enfants et sur la voie publique). Elle consiste, comme le dit l'article 4 de la Déclaration de 1789, " à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. Ainsi l'exercice des droits naturels n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces droits ne peuvent être déterminés que par la loi ".
De fait, la loi du 20 juillet 1881, avec ses adjonctions successives, n'a cessé de veiller sur les droits des autres, tant il est vrai que l'individu, même dans un pays hyperindividualiste comme le nôtre, n'est jamais seul au monde. Ces bornes sont connues, et multiples : apologie de crimes, incitation à la haine, injure, diffamation, outrage (notamment à l'hymne national), etc. N'y revenons pas. Notre liberté est réglementée, contrôlée par le juge et sous surveillance. C'est peut-être malheureux, mais c'est un fait.
Deuxièmement, pour la Cour européenne des droits de l'homme, la protection des droits d'autrui inclut le respect des convictions religieuses, lesquelles sont en effet d'une autre nature que des opinions. La Cour a inclus dans la longue liste de nos droits " le droit à la jouissance paisible de la liberté de religion ", qui interdit que les convictions de tel ou tel groupe soient outragées ou blessées (arrêt Otto-Preminger du 20 septembre 1994). Une conviction est une opinion où la sensibilité s'implique et qui engage, à fleur de peau, le tout d'une personne.
Zone de sacralité
C'est une certitude subjective, certes, mais expansionniste. Opiner est un verbe intransitif, j'opine que, mais je n'opine personne. La conviction est transitive (donc expansive), je te convaincs, toi et d'autres. On contredit une opinion, on blesse ou heurte une conviction. C'est dommage, mais c'est ainsi. On ne meurt pas pour une opinion, mais on peut mourir pour une conviction. Et tuer aussi.
Troisièmement, nous avons, nous aussi, les risque-tout sans peur ni reproche, nos tabous et nos autocensures. L'image moqueuse, à lire au deuxième degré, est jugée par tous insupportable ou dégoûtante quand elle prend la Shoah ou les camps de concentration pour objet. Pensons au malaise suscité par le film Portier de nuit, de Liliana Cavani (1974), ou à la bande dessinée Hitler = SS publiée en feuilleton dans Hara-Kiri en 1987, puis en album en 1988. Elle a été interdite de circulation, de vente aux mineurs ainsi qu'à l'exposition en kiosques, puis retirée carrément de la vente.
Les deux auteurs, progressistes et de gauche, ont été condamnés en correctionnelle, et rares furent les protestations. Plus récemment, Siné a été exclu de Charlie Hebdo pour des propos jugés antisémites par son étrange directeur d'alors. Nous avons donc des sujets sur lesquels il faut savoir jusqu'où aller trop loin, et ce n'est pas plus mal. C'est d'ailleurs inévitable puisqu'on ne connaît pas de société organisée qui n'ait sa zone de sacralité, où le bon Dieu, Allah ou Yahvé n'est pas nécessairement partie prenante. Le sacré n'est pas le même pour tous, il n'est pas là pour toujours, mais il y en a toujours un, et partout. Et qu'est-ce que le sacré, comme on appelle tout ce qui, civil ou religieux, interdit le sacrilège et justifie le sacrifice, sinon cela dont un type bien ne doit pas se moquer ?
La question de savoir de quoi on évite de se moquer en public, dans tel ou tel pays, par un réflexe tout naturel de pudeur ou de respect, dépend du moment où l'insolent exerce sa verve. Les seuils de sensibilité, et donc de tolérance, varient selon les pays et les époques. En 1825, trente ans après la Ire République, fut votée en France par la Chambre des pairs une loi punissant de mort le vol d'un vase ou d'un ciboire contenant une hostie consacrée. Cinquante ans plus tard, c'était impensable.
Curseur du délictueux
A l'heure du centenaire de la guerre de 1914, je ne vois pas qu'on ait tourné un film comique sur l'ossuaire de Verdun. Faire de l'humour sur la Résistance était impensable jusqu'aux années 1980, et il a fallu que de l'eau froide coule sous les ponts pour passer, au grand écran, de L'Armée des ombres (Melville, 1969) à Papy fait de la résistance (Jean-Marie Poiré, 1983). Sur Pétain et 1940, La Traversée de Paris (Claude Autant-Lara, 1956.) ou La Vache et le prisonnier (Henri Verneuil, 1959) ne froissent plus personne, mais qui mettrait un nez rouge à Jean Moulin ?
Il y a des profanations hier qui sont des bluettes aujourd'hui (Viridiana, de Buñuel, en 1961, par exemple), et d'heureuses parodies hier qui feraient pousser des cris aujourd'hui (Rabbi Jacob, de Gérard Oury, 1973). Le curseur du délictueux, c'est un constat, est passé en quelques années de l'outrage aux bonnes mœurs, à l'injure faite aux croyants ; du sexuel au religieux.
L'irrévérence qu'on s'autorise est toujours, comme on dit, soumise à conditions, les conditions de lieu et de temps. Aucune de ces considérations, qui ne sont que des observations, ne doit nous empêcher de défendre farouchement nos droits à l'ironie, à l'humour, au sarcasme, et même à de salutaires provocations, celles qui font avancer le débat d'idées. Elles nous suggèrent simplement de ne pas poétiser plus haut que notre luth.
Le courage est une chose, la forfanterie en est une autre. Pourquoi ne pas le dire ? Longue vie, avec mes excuses pour ces propos un peu rabat-joie, à Cartooning for Peace, dont nous avons tous plus que jamais besoin.
Régis Debray
Source : Le Monde
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