Nouvelles d’ailleurs : Pillards, nous ?

Je sais que l'hivernage est une période assommante pour tout quidam qui ne cultive pas, qui n'élève pas, qui ne jardine pas, qui ne court pas le nez aux nuages en quête d'un autre coin de sable plus accueillant que le coin de sable qui pend au nez de celui qui lève le sien aux nuages, etc., etc..

(Z'avez pas tout compris, c'est pas grave, moi non plus…) : d'abord, il pleut ; puis il pleut, il repleut et il pleut encore ; avec la pluie, viennent toutes sortes de choses plus ou moins bizarres : les moustiques, en période de reproduction effrénée ; les femelles moustiques affamées, les cafards qui pullulent, les coupures électriques à répétition, la chaleur moite, lourde, bien lourde, des marigots et des lacs au milieu des avenues, des fleuves dans certains quartiers, les loueurs de bottes en plastique, les voitures-pirogues, les conducteurs-grenouilles, les dattes (les bien dodues, les sèches comme un coup de pied au derrière, les rouges qui punissent le gourmand, les en-colliers, etc.) locales ou d'importation, les marchands de dattes, les jeteurs de noyaux, les cracheurs de noyaux, les avaleurs de noyaux, les tombeurs de salade et tous les refaiseurs de monde…

On s'em… en hivernage : ce sont les vacances et tout le monde a fui, plus ou moins loin selon les finances et certaines vacances font du sur place ; les administrations, déjà fort célèbres pour leur non moins encore plus célèbre lenteur, sont quasiment vides, à la merci d'un planton qui compte ses gouttes de transpiration ; l'école est fermée mais ceci est une bénédiction car vu ce qu'elle forme, les vacances scolaires sont une mesure de salubrité intellectuelle ; les Tirma sont immangeables car fondus (et un Tirma fondu est une horreur, croyez en une spécialiste du Tirma !) ; les ministres sont en congé ; l'armée transpire ; je transpire, tu transpires, nous transpirons… ils transpirent. La SOMELEC économise sur notre dos. Nous transpirons donc pour de vrai : ça s'appelle « éliminer les toxines ».

Bref, lekhriv chanté par les poètes est, pour le citadin moyen et quelque peu abruti que nous sommes, un moment infernal. Hormis partager, sur FB, les images de l'hivernage en brousse et baver d'envie devant ces verts pâturages, nous n'avons rien à dire, rien à chanter, rien à fêter, rien à sécher. Mais ceci (cet ennui transpirant) justifiait-il que l'on rouvre la guerre entre Nord et Sud ? Que l'on qualifie de pillards les gens du Nord ? Que l'on rouvre les blessures de la colonisation et que l'on provoque une belle bataille rangée sur les réseaux sociaux et dans les salons ?

Ma partie génétique nordiste ne peut laisser passer l'affront. OK, elle n'est pas tout, mais tient une place importante dans ma vie, ne serait-ce que par cette masse corpulente que je trimbale, par ma taille « grande » et la couleur désespérément claire de ma peau. Je ne parlerai pas de mes pieds ; cela tient du fantasme. De plus, ma partie génétique nordiste étant d'origine un peu « belliqueuse », plus portée au maniement des armes qu'à la contemplation méditative sur un illiwich, et réputée pour sa langue un peu trop pendue, et l'indépendance et la beauté, et le charme et l'intelligence et la culture de ses femmes (oui, oui, je ne le vous fait pas dire…), cette partie de mes gènes est là et bien là. Z'avez qu'à me regarder pour comprendre. En tous cas, je suis une vraie « saidah », une chamelle rapide et dressée… Ok, ok, rapide est un bien grand mot et pas trop bien dressée mais laissez-moi mes illusions ! Le premier qui dit que je ne suis qu'une timirkitt (chamelle qui a dépassé largement l'âge de la fécondation), je le mange…

Il paraîtrait, mais, ça, ce sont les mauvaises langues qui le disent, que nous aurions été un peu/beaucoup pillards, grands amateurs de rezzous, toujours à aller chercher chez les autres ce que nous ne possédions pas encore ou que nous souhaitions posséder en double. Ok, nous ne payions jamais vraiment les gens que nous visitions. Mais là où il y a de la gêne, il n'y a pas de plaisir… Pourquoi payer, quand la vue d'un de mes ancêtres à dos de chameau et armé d'une escopette antique (ah, le Mas 36 des familles…) suffisait à ce que le campement « visité » nous offre tout et plus encore ?

J'ai le grand honneur et la grande fierté de descendre de ces ancêtres-là, grands arpenteurs de dunes et de désert, magnifiques voyageurs, grands guerriers et….résistants. Pillards, nous ? Pfffuitttt… Il est vrai qu'une partie de ma tribu a résisté aux colons et espagnols, là-haut, dans le grand grand Nord et aux français, avant d'apprendre, à leurs dépens, que le « Blanc militaire armé » est un combattant redoutable. Nous avons résisté puis nous sommes rentrés dans le rang, dans les années 30. Les tribus maraboutiques du Sud ayant coopéré plus que largement avec les colons, nous n'avons rien pu faire… Mais dire que nous fumes des « pillards », ça, c'est un peu fort de zrig ! D'abord, le mot « pillage » n'est pas vraiment un gros mot : pendant des décennies, tout le monde a pillé. Nous avons pillé jusque notre Indépendance même. Sous Taya, c'était le must absolu : piller. Est né son corollaire, le détournement, gymnastique rodée verticale qui partait de là-haut et allait arroser jusqu'au plus petit… C'était le pillage genre « Robin des Bois » à la sauce Nous Z'Autres. Nous avons pillé sans résister.

Nous, nous résistions sans piller. Oh, je ne compte pas comme pillages les quelques petits « emprunts » à long terme fait par-ci par-là… Non, Monsieur, nous ne pillions pas : nous redistribuions les richesses. C'est pas pareil. Et nous faisions ça avec classe et panache. Oui, Monsieur. Avec panache et intelligence politique du terrain. Quand nous « empruntions » les troupeaux de tribus qui collaboraient, nous faisions du « pillage » patriotique. Ben oui.

Quand nous passions quelque part et que toutes les femmes se pâmaient devant mes ancêtres et que nous décidions de les emmener en balade touristique dans le Nord, nous ne faisions qu'inventer le trek des temps anciens ou le tourisme chez les locaux, très à la mode aujourd'hui, en ces temps de développement durable.

Les Rgueybat, les Oulad Dlim, des pillards ? Les Oulad Ghaylane, des pillards ? Les Oulad Moussa, ma fraction, des pillards ? Oui, ma fraction, car c'est comme cela qu'on dit, des fois qu'on confonde avec la division, la multiplication, l'addition. Je reconnais que c'est plus beau de dire « ma FRACTION » que de dire « ma MULTIPLICATION »… Quoique ce serait plus logique, vu que le but premier d'une tribu est de se multiplier, d'occuper le terrain, de croître et de prospérer… au détriment des autres occupants de l'espace voisin, occupants que nous nous empressons, soit de nous allier, en échangeant les femmes (moralement, on appelle ça « le mariage », ça allège la conscience), soit de chicoter et de chasser loin, très loin de nos puits, de nos palmeraies et de nos femelles.

Nos voyages au long cours de nordistes nous ont fait faire de tout : des alliances avec des marabouts, des guerres avec les marabouts, des mariages avec les marabouts, des divorces avec des marabouts. Nous avons même poussé le vice un peu loin en piquant, en tout cas MA fraction, aux marabouts leur attribut : le savoir ; que nous avons mixé au nôtre, le maniement des armes et notre science du combat et de l'emprunt… Ce n'est pas donné à tout le monde, ça : guerrier cultivé emprunteur. Et toc !

Et si, pour les Français et leurs soutiens locaux, nous fumes considérés comme « pillards », c'est même un signe de reconnaissance, de gloire… Beaucoup de mes ancêtres se sont battus, jusqu'au bout, pris en tenaille entre les troupes espagnoles et les troupes françaises. Ils l'ont fait avec fierté et un sens de l'honneur qui leur était propre. Il était le leur. Ne leur enlevons pas cela. Ils sont morts aujourd'hui mais leurs noms nous sont racontés, leurs vies nous sont transmises. Ils donnèrent du fil à retordre aux troupes coloniales mais, ironie de l'histoire, ce sont eux qui ont fait fantasmer les occupants, eux dont ils ont rempli leurs livres, eux dont le courage a été reconnu… Ils ont plié, ont été vaincus. Certains sont même devenus goumiers, plus tard. D'autres ont tout perdu.

Pillards pour certains mais ils furent mes pillards magnifiques ! Ils furent les miens, témoins d'une autre époque, d'une autre mentalité, d'une autre façon de vivre et d'aborder son environnement hostile. En disant ceci, je ne les absous pas : je les rends à leur temps et à la mémoire. Salut.

Mariem mint Derwich

 

Source  :  Le Calame  (Le 27 août 2015)

 

 

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